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LA VAMPIRE

tures : les poètes, les inventeurs, les don Juan battus, les industriels tombés, les artistes manqués, les comédiens fourbus, les philanthropes usés jusqu’à la corde, les génies piqués aux vers — et le notaire n’avaient eu pour tout potage que les restes de cet heureux Ézéchiel.

Ils étaient là, non point pour le poisson qui foisonnait réellement d’une façon extraordinaire, mais pour la bague chevalière dont le chaton en brillants reluisait comme le soleil.

Ils eussent volontiers plongé tête première pour explorer le fond de l’eau, si la Seine, jaune, haute, rapide et entraînant dans sa course des tourbillons écumeux, n’eût pas défendu les prouesses de ce genre.

Ils apportaient des sébiles pour ravager le bas de la berge dès que l’eau abaisserait son niveau.

Ils attendaient, consultant l’étiage d’un œil fiévreux, et voyant au fond de l’eau des amas de richesses.

Ézéchiel, assis à son comptoir, leur vendait de l’eau-de-vie et les entretenait avec soin dans cette opinion qui achalandait son cabaret. Il était éloquent, cet Ézéchiel, et racontait volontiers que la nuit, au clair de la lune, il avait vu, de ses yeux, des poissons qui se disputaient des lambeaux de chair humaine à la surface de l’eau.

Bien plus, il ajoutait qu’ayant noyé ses lignes de fond, amorcées de fromage de Gruyère et de sang de bœuf, en aval de l’égout, il avait pris une de ces anguilles courtes, replètes et marquées de taches de feu qu’on rencontre en Loire entre Paimbœuf et Nantes, mais qui sont rares en Seine, autant que le merle blanc dans nos vergers : une lamproie, ce poisson cannibale, que les patriciens de Rome nourrissaient avec de la chair d’esclave.

D’où venait l’abondante et mystérieuse pâture qui attirait tant d’hôtes voraces précisément en ce lieu ?

Cette question était posée mille fois tous les jours, les réponses ne manquaient point. Il y en avait de toutes couleurs ; seulement, aucune n’était vraisemblable ni bonne.

Cependant, le cabaret de la Pêche miraculeuse et son maître Ézéchiel prospéraient. L’enseigne faisait fortune comme presque toutes les choses à double entente. Elle flattait à la fois, en effet, les pêcheurs sérieux, les pêcheurs de poissons, et cette autre catégorie plus nombreuse, les pêcheurs de chimères, poètes, peintres, comédiens, trouveurs, industriels bourreaux de femmes en disponibilité et le notaire.

Chacun de ceux-là espérait à tout instant qu’un solitaire de mille louis allait s’accrocher à son hameçon.

Et vis-à-vis de la rangée des pêcheurs, il y avait, de l’autre