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LA VAMPIRE

— Alors, dit le bonhomme, faute de merles… Je vous remercie tout de même de m’avoir accordé audience.

Berthellemot s’assit et fourra sa main sous son frac ; puis croisant ses jambes l’une sur l’autre, il prit un couteau à papier qu’il examina avec beaucoup d’attention.

— Mon brave, répliqua-t-il en affectant un air de distraction j’espère que vous vous en rendrez digne.

L’étranger mit sa main, une main robuste et très blanche, sur le dossier d’une chaise.

Comme un certain étonnement vint se peindre dans la prunelle du secrétaire général, l’inconnu dit avec simplicité :

— J’ai couru aujourd’hui beaucoup dans Paris, monsieur l’employé, et je n’ai pas les moyens de courir en voiture.

Il s’assit.

Mais ne croyez pas qu’il y eût dans ce fait la moindre effronterie. L’inconnu, tout en s’asseyant, garda son air décent et courtois.

M. Berthellemot se demanda si c’était un homme d’importance, mal habillé, ou tout simplement un pauvre hère péchant par l’ignorance du respect profond qui lui était dû, à lui, M. Berthellemot, alter ego de M. Dubois.

Il était lynx par profession, mais myope de nature, il eut beau aiguiser le propre regard de M. de Sartines qu’il avait retrouvé dans les cartons, il ne put résoudre cette alternative.

— Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolère une familiarité qui n’est pas dans mes habitudes à l’égard des agents.

— Je ne suis pas un agent, monsieur l’employé, répondit l’étranger, et je vous remercie de votre complaisance. Je vous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps où il y avait des clubs, vous parliez haut et bien d’égalité, de fraternité, etc. Cela vous a réussi et je vous en félicite. Pendant que vous prêchiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporte moins. Depuis que vous avez fermé les clubs où vous n’aviez plus rien à faire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes que les clubs ; je continue de parler franc à mes inférieurs, à mes égaux et à mes supérieurs aussi.

L’humilité n’est pas généralement le défaut des tribuns parvenus. À cette époque du consulat, on ne voyait dans Paris que petits Brutus, devenus enragés patriciens : comme s’il était vrai de dire que la haine de l’aristocratie est souvent tout uniment le désir immodéré de tuer l’aristocrate pour se fourrer dans sa peau.

M. Berthellemot appartenait énergiquement à cette catégorie de bourgeois conquérants qui poussent à la roue des révolutions pour se faire une honnête aisance, et qui enrayent