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LA VAMPIRE

un heureux gaillard piquait un gros brochet ou un barbillon de taille inusitée. Les goujons abondaient, les chevaignes tournoyaient à fleur d’eau, et l’on voyait glisser dans l’onde trouble ces reflets pourprés qui annoncent la présence du gardon.

Ceci, en plein hiver et alors que d’habitude les poissons parisiens, frileux comme des marmottes, semblent déserter la Seine pour aller se chauffer on ne sait où.

En apparence, il y a loin de cette joie des pêcheurs et de cette folie du poisson à la rumeur lugubre dont nous avons annoncé la naissance. Mais Paris est un raisonneur de première force ; il remonte volontiers de l’effet à la cause, et Dieu sait qu’il invente parfois de bien drôles de causes pour les plus vulgaires effets.

D’ailleurs, nous n’avons pas tout dit. Ce n’était pas exclusivement pour pêcher du poisson que tant de lignes suspendaient l’amorce le long du quai de Béthune. Parmi les pêcheurs de profession ou d’habitude qui venaient là chaque jour, il y avait nombre de profanes, gens d’aventures et d’imagination, qui visaient à une tout autre proie.

Le Pérou était passé de mode et l’on n’avait pas encore inventé la Californie. Les pauvres diables qui courent après la fortune ne savaient trop où donner de la tête et cherchaient leur vie au hasard.

L’Europe ingrate ne sait pas le service que lui rendent ces féeriques vésicatoires qui se nomment sur la carte du monde San-Francisco, Monterey, Sydney ou Melbourne.

Il y avait bien la guerre, en ce temps-là, mais à la guerre on gagne, plus de horions que d’écus, et les aventuriers modèles, les « vrais chercheurs d’or » font rarement les bons soldats de la bataille rangée.

Il y avait là, sous le quai de Béthune, des poètes déclassés, des inventeurs vaincus, d’anciens don Juan, banqueroutiers de l’industrie d’amour qui s’étaient cassé bras et jambes en voulant grimper à l’échelle des femmes, des hommes politiques dont l’ambition avait pris racine dans le ruisseau, des artistes souffletés par la renommée, — cette cruelle ! — des comédiens honnis, des philanthropes maladroits, des génies persécutés, et ce notaire qui est partout, même au bagne, pour avoir accompli son sacerdoce avec trop de ferveur.

Nous le répétons, de nos jours, tous ces braves eussent été dans la Sonore ou en Australie, qui sont de bien utiles pays. En l’année 1804, s’ils grelottaient les pieds dans l’eau, sondant avec mélancolie le cours troublé de la Seine, c’est que la légende plaçait au fond de la Seine un fantastique Eldorado.

Au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, il y avait