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rais, j’ignore encore tout ce qu’il faut connaître pour gagner honnêtement sa vie.

» Notre pauvre mère se croyait toujours sur le point de faire une immense fortune. La fièvre lui donnait des rêves ; la nuit, elle parlait tout haut ; elle disait souvent :

» — Voilà quarante-sept tirages que je nourris ce quaterne ! Il sortira. Dieu n’est pas méchant : pourquoi n’exaucerait-il pas un jour ou l’autre mes neuvaines ? M. Lecoq sait tout et voit tout ; il guette pour moi une hausse sur les fonds espagnols, et si j’avais eu le capital nécessaire pour pousser à bout sa grande martingale, nous roulerions sur l’or !

» C’était à moi qu’elle disait tout cela d’un ton persuasif et doux, comme si elle eût répondu à des reproches que jamais, Dieu merci, je ne lui ai adressés.

» Le jeu n’était plus pour elle une passion, mais bien sa vie même. Il n’y avait plus rien en elle que le jeu et la tendresse profonde dont elle m’entourait ; mais cette tendresse elle-même, égarée et empoisonnée par sa manie, la sollicitait à jouer.

» À son sens, j’étais fait pour être un grand seigneur ; elle m’admirait par la pensée dans mon rôle d’homme puissamment riche : cavalier accompli, homme du monde éblouissant, chasseur sans rival, que sais-je ? Elle m’a dit une fois : « Ma première vraie larme fut quand on remit des parements neufs à ton habit du dernier hiver. C’est là que je vis toute l’horreur de notre misère ! »

» Manger du pain sec n’était rien. Mais n’avoir pas un habit irréprochable et à la mode exacte du moment, moi ! le futur maî-