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celui qui m’a été désigné par mes amis, c’est l’âme damnée de messire Van Zuyp. Tous deux sont en lutte avec moi sans me connaître, je l’espère. Tous deux ont juré de perdre le prince… Je le sauverai, moi, malgré tous ses ennemis et malgré lui-même s’il le faut. L’imprudent ! que fait-il en ce moment ? Il oublie à Saint-Germain, près de sa mère, le danger qui le menace ; sa tête mise à prix par la Russie, le fer des assassins prêt à le frapper dans l’ombre… Oh ! j’irai le rejoindre, l’emmener, exiger qu’il parle, dès que je me serai assuré, au moyen de ce brevet que j’attends, que m’a promis cette ridicule comtesse, des intelligences a la poste de Nonancourt.

LA VOIX DE BONAVENTURE, sous la fenêtre. N’ayez pas peur, j’ai bon dos, la bourgeoise.

ANDRÉ. La bourgeoise ! je connais cette voix-là… (Il va regarder à la fenêtre.) Bonaventure… et près de lui l’aubergiste de Bar-le-Duc et sa sœur ! Minon, toujours charmante… Mais je n’ai pas encore ce brevet… et puis on ne doit pas me voir sous ce costume… Sauve qui peut ! (Il s’en va par la droite.)

SCÈNE X.

ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

ROSALIE, entrant. Je n’en puis plus !… (Minon semble accablée de fatigue. Bonaventure est surchargé de paquets, de valises ; il tient son parapluie à la main. Rosalie regarde autour d’elle.) C’est beau, ici, ça doit être cher !…

MINON. Ah ! que je suis lasse !…

BONAVENTURE. Ce pavé de Paris vous râpe la plante des pieds… Faut-il déposer les effets, la bourgeoise ?…

ROSALIE. Pas encore. (Bonaventure reste chargé.) On m’a dit de venir ici et que j’y trouverais mes protecteurs… car j’ai reçu deux lettres… deux… qui me promettent le bureau de poste de Nonancourt.

BONAVENTURE. Deux lettres de la même main ?…

ROSALIE. Non, deux écritures différentes.

BONAVENTURE. Et vous les connaissez ?… c’est drôle, ça ! Ah ! oui, la bourgeoise !

MINON, à part. Il m’avait semblé le voir à la fenêtre… Je crois le voir partout… je deviens folle !…

ROSALIE. Enfin je me suis décidée à partir ! et ma foi ! j’ai tout vendu… là-bas, la maison et les meubles… Ça me faisait mal, quoi, de voir la porte de la chambre du père… et la fenêtre par où avait passé l’assassin… Mon pauvre père ! ah ! c’est moi, c’est moi qui l’ai tué en donnant asile à ce misérable mendiant, son meurtrier sans doute… et depuis, impossible de retrouver cet homme ; impossible… Enfin, je ne pouvais plus vivre dans cette malheureuse maison… j’ai fait un paquet de mes nippes, et me voilà… jamais embarrassée, moi !

BONAVENTURE. Quant à ça, non, la bourgeoise.

ROSALIE. Il y en a qui seraient embarrassées avec mes charges… car j’ai emporté mes charges… là, avec moi.

BONAVENTURE. Moi aussi, j’ai mes charges…

ROSALIE. La vieille tante Catherine…

BONAVENTURE. Et les petits… toujours bonne, la bourgeoise.

ROSALIE. Ah ça, il n’y a donc personne ici ? je voudrais demander une chambre, pas chère…

MINON. Voici quelqu’un.

BONAVENTURE. C’est du beau monde, la bourgeoise…

SCÈNE XI.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, CORNIL, L’ÉPOUSE.

CHAMPAGNE, à Cornil. Voici la jeune personne…

CORNIL. Elle est belle !… (Il lorgne Minon.) Très-belle !

ROSALIE, à Bonaventure, en montrant Champagne. Est-ce que je n’ai pas vu ce seigneur-là quelque part ?…

BONAVENTURE. Chez nous, à Bar-le-Duc.

L’ÉPOUSE, à Champagne. Safez-fus ?… ce garçon-là… j’aime peaucoup la couleur de ses cheveux…

BONAVENTURE, à Rosalie. Venez, madame Valentin… car il faut vous faire appeler madame, là-bas, à la poste.

ROSALIE, étonnée. À la poste ?

CHAMPAGNE. Nous sommes de vieilles connaissances, madame Valentin… Je vais vous remettre votre diplôme.

ROSALIE. C’est donc vous qui m’avez écrit ?

CHAMPAGNE. Moi-même.

ROSALIE, défiante. Et pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

CHAMPAGNE. Venez, vous le saurez. (Il fait un signe à Cornil.)

ROSALIE. Soit ; viens, Minon.

CORNIL, sortant le dernier. Quelle taille !… En Hollande, les femmes ne ressemblent pas à cela.

L’ÉPOUSE, à Bonaventure, qui veut sortir aussi. Restez, safez-fus !

SCÈNE XII.

L’ÉPOUSE, BONAVENTURE.

BONAVENTURE. Laissez-moi donc, vous !… Je veux allez avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE, le retenant par le parapluie qu’il tient à la main. Fus gombrenez… j’ai à fus barler… Je fus ai remargué.

BONAVENTURE. Ça ne fait rien, laissez-moi partir.

L’ÉPOUSE, à part. C’est ein garçon plein d’innocence ! (Haut.) Fulez-fus être mon chasseur ?

BONAVENTURE. Qué qu’ c’est qu’ ça ?

L’ÉPOUSE. C’est ein choli garçon qui monte derrière la foiture.

BONAVENTURE. J’veux aller avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE. La pourgeoise, la pourgeoise… Recartez ma robe ?

BONAVENTURE. Oh ! la drôle d’attifate, tout de même… C’est une Auvergnate.

L’ÉPOUSE. Fulez-fus être mein chasseur ?

BONAVENTURE. Est-é’ drôle, c’te Savoyarde.

L’ÉPOUSE. Gomtesse Pfafferlhoffen… de Prusse !

BONAVENTURE. Faites-moi place… comtesse Fanferluchen !… Ah ! mais j’cours après la bourgeoise !… Laissez-moi donc, Andalouse… (Il lui laisse son parapluie dans la main, et s’enfuit.)

SCÈNE XIII.

L’ÉPOUSE, seule.

Il m’a laissé son barapluie tans la main. (Tirant une lettre de son sein.) Mais j’ai de quoi m’en gonsoler. Le cheune homme brun m’a écrit. Voyons ce qu’il me dit. Il me demande de remettre le brevet à Rosalie Valentin, qui est dans cette auberge. Je gomprends, elle est là. La voici… Je vais brononcer quelques baroles pleines de dignité on lui remettant son brevet.

SCÈNE XIV.

L’ÉPOUSE, ROSALIE, MINON, BONAVENTURE.

ROSALIE, entrant tenant un parchemin. Je le tiens, ce cher brevet, le voilà… Je ne sais pas pourquoi on est venu me le jeter à la tête ; mais c’est égal, le voilà !… Maîtresse de poste à Nonancourt !…

MINON. Ma sœur !…

BONAVENTURE. La bourgeoise…

ROSALIE. C’est bien, je vous connais… oh ! je vous connais… Il me vient du bonheur, vous allez me caresser, pardi…

BONAVENTURE. Ah ! qu’est-ce que vous dites là ?…

ROSALIE. Vous valez mieux que les autres, n’est-ce pas ? (Avec ironie.) Aussi, soyez tranquille, je crois à votre affection. (Elle rit.) Oui, oui… (L’Épouse s’est approchée d’elle et lui touche légèrement l’épaule.) Hein ! Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que c’est que cette dame-là ?…

L’ÉPOUSE, à Rosalie, Matame !

ROSALIE. Madame !

L’ÉPOUSE. Il est acréâble de rébandre et de bratiquer des pienfaits autour de soi… gomme le soleil, astre du chur, vous gomprenez ? qui réchauffe les féchétaux et les insecdes, fus savez ? Voilà le brefet qui vous sauvera de l’infortune.

ROSALIE. Le brevet ! C’est le second.

BONAVENTURE. Il en pleut.

L’ÉPOUSE. Pas de remercîment, ma régombense est tans mon gœur. (À part.) Ch’aurais fulu que le cheune homme prun pût m’entendre…

ROSALIE, étonnée. Merci, madame…

L’ÉPOUSE, s’éloignant fièrement. Je me sustrais à votre regonnaissance !

BONAVENTURE, l’arrêtant. Redonnez-moi mon parapluie, vous, Écossaise !

SCÈNE XV.

LES MÊMES, moins L’ÉPOUSE ; puis ANDRÉ, puis CHAMPAGNE.

ROSALIE. Deux brevets !… Pourquoi deux brevets ?

BONAVENTURE. C’est drôle tout de même ; la bourgeoise, j’ai r’eu mon parapluie !

ROSALIE. Bah ! ça prouve que j’avais plus d’un protecteur !

BONAVENTURE. C’est certain… (Caressant son parapluie.) J’avais peur de ne pas le ravoir. (André paraît sur la porte en costume de postillon.)

MINON, l’apercevant. Ah !

ROSALIE. Qu’as-tu, toi ?

MINON. Rien, ma sœur.

BONAVENTURE, apercevant André. Oh ! le braconnier qui est devenu postillon !

MINON, à part. Tout à l’heure, à la fenêtre, il avait un habit de gentilhomme.

ANDRÉ, s’avançant rondement. Salut, la bourgeoise… Ce garçon-là dit vrai ; de braconnier je me suis fait postillon ; et si vous voulez, je serai des vôtres à la poste de Nonancourt.

ROSALIE. Vraiment !… (À Bonaventure et Minon.) Qu’en dites-vous, vous autres ?

BONAVENTURE, vivement. Moi, je dis que je ne l’engagerais pas. (À part.) Il est trop bien !

ROSALIE. Et toi, Minon ? (André fait des signes suppliants à Minon.)

MINON, avec effort. Je suis du même avis que Bonaventure.

ROSALIE. Tiens, tiens… (Elle s’approche d’André et le toise.) Puisque tout le monde est d’avis de ne pas engager ce garçon-là… moi, je l’engage.

ANDRÉ. À la bonne heure ! Merci, la bourgeoise.

MINON, à part. J’ai fait ce que j’ai pu, ce n’est pas ma faute.

ROSALIE, à André. Allons, partons pour Nonancourt !… C’est toi qui nous conduiras.

ANDRÉ. Oui, la bourgeoise.

ROSALIE. Il faudra marcher droit…

ANDRÉ. On marchera droit, la bourgeoise.

TOUS. En route ! en route !

CHAMPAGNE, paraissant au fond, à part. Le chevalier de Rieux en postillon !… Moi, sans changer de costume, je lui prendrai son maître et sa maîtresse. (Préparatifs de départ.)



ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

ANDRÉ, STANISLAS. — Ils entrent par le bureau, avec précaution, au moment où Cornil et Champagne sortent.

ANDRÉ, costume de gentilhomme, avec man-