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CORNIL. C’est très-débraillé.

L’ÉPOUSE, à part. J’aimerais bien foir un betit souper… Mais foilà ce cher monsieur de Champagne.

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, en costume de gentilhomme fort recherché.

CHAMPAGNE. Salut à la gloire de la Hollande !… Belle dame, j’agenouille mes respects à vos pieds. (Il salue d’un air évaporé, en jetant le chapeau sous le bras et tournant sur le talon.)

L’ÉPOUSE. Monsieur de Champagne, safez-fus ?… che foudrais foir un betit souper… fus gomprenez ?

CHAMPAGNE. Parfaitement.

CORNIL, à Champagne. Parlons affaires. (Se tournant vers sa femme.) Épouse Van Zuyp…

L’ÉPOUSE. Née gomtesse Pfafferlhoffen !

CORNIL. J’ai de graves intérêts politiques à débattre avec monsieur de Champagne.

L’ÉPOUSE. Je me retire. (Bas à Champagne.) Me l’avez-vous trouvé ?

CHAMPAGNE. Quoi ?

L’ÉPOUSE. Vous savez ?… le petit maître à danser ?

CHAMPAGNE. Oui.

L’ÉPOUSE. De quelle couleur ?

CHAMPAGNE. Blond… tirant sur le roux.

L’ÉPOUSE. Oh ! la gouleur que ch’aime le mieux… Safez-fus ?… monsieur de Champagne, nous fous permettons de nous paiser la main. (Elle sort après de grandes révérences.)

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, CORNIL.

CORNIL. Où en sommes-nous ?

CHAMPAGNE. Le prince Stanislas…

CORNIL. L’autre affaire, monsieur de Champagne… l’autre affaire… L’épouse Van Zuyp ne peut plus nous entendre… l’affaire d’amour… la grande affaire !…

CHAMPAGNE, à part. Il a mordu à l’hameçon ! (Haut.) Ce n’est pas le plus pressé, patron.

CORNIL. Si fait !… j’ai parfaitement compris vos idées… Vous m’avez dit qu’il me fallait une maîtresse pour être à la hauteur. À la cour du régent, un homme qui n’a pas de maîtresse est un malheureux !… Comme j’ai beaucoup d’argent, il me faut une maîtresse hors ligne… une perle… un diamant… Vous vous êtes chargé de me trouver cela. (Tressaillant.) Hein !… (Riant.) J’ai cru que c’était l’épouse Van Zuyp !

CHAMPAGNE. Chose promise, chose due…

CORNIL. Alors, vous avez trouvé ?…

CHAMPAGNE. J’ai trouvé la perle, j’ai trouvé le diamant… dans mes voyages.

CORNIL. Oh donc ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc… une jeune fille…

CORNIL. Jolie ?

CHAMPAGNE. Adorable !

CORNIL. Et qui fera parler d’elle ?

CHAMPAGNE. Dès son début.

CORNIL. Et de moi ?

CHAMPAGNE. Par ricochet.

CORNIL. Mais pourquoi l’aller chercher si loin ?

CHAMPAGNE. J’ai mes raisons, vous allez voir… Laissons-là, pour un instant, l’affaire d’amour…

CORNIL. Déjà ?

CHAMPAGNE. Et revenons au jeune prince… Il s’est évadé, il y a trois jours, du château de Bar-le-Duc, où le gouvernement français le retenait prisonnier… La chose est connue à Paris, et le ministre a donné ordre à ses agents d’arrêter Son Altesse.

CORNIL. Bon !…

CHAMPAGNE. Mauvais !… Si le gouvernement du régent cherche à le reprendre, c’est pour le protéger contre nous, contre les tentatives de Pierre-le-Grand ; enfin, c’est pour veiller à sa sûreté, et non le livrer à ses ennemis.

CORNIL. Alors, que faire ?

CHAMPAGNE. Prendre les devants sur la police française… J’ai des hommes dévoués dont je vais tout à l’heure vous montrer un échantillon… Vu le temps qui s’est écoulé depuis son évasion, Stanislas doit nécessairement errer aux environs de Paris… Sa mère réside au château de Saint-Germain-en-Laye… J’ai dressé des embuscades dans la forêt ; s’il tente de se rapprocher de sa mère, il est à nous.

CORNIL. Très-bien !… Monsieur de Champagne, je suis content de vous.

CHAMPAGNE. Je n’ai pas fini… S’il évite mon piége à Saint-Germain, nous le rattraperons à Nonancourt ; cette poste est vacante ; il nous faut là une femme à nous, complètement à nous.

CORNIL. L’avez-vous trouvée aussi, cette femme ?

CHAMPAGNE. Oui !

CORNIL. Dans vos voyages ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc.

CORNIL. Encore !… On trouve donc tout à Bar-le-Duc ?

CHAMPAGNE. Une gaillarde résolue, avare, égoïste… elle s’en vante à tout propos… une femme qui n’a plus rien au monde… (à part) grâce à moi… (haut) et qui est en position de vendre son âme au plus offrant !

CORNIL. Un trésor en un mot !

CHAMPAGNE. Un trésor… J’ai écrit à cette femme de venir à Paris sur-le-champ, à l’hôtellerie de la Belle Hollandaise, où nous sommes, et je lui ai promis la poste de Nonancourt… Ai-je trop préjugé de votre crédit ?

CORNIL. J’aurai le brevet ce soir.

CHAMPAGNE. Le joli de l’histoire, c’est que le trésor et la perle sont sœurs !

CORNIL. En vérité !

CHAMPAGNE. Avec ce brevet, nous faisons d’une pierre deux coups… Nous avons Rosalie… la sœur aînée, qui nous livrera le prince, et Minon, la sœur cadette, dont la beauté ingénue vous prêtera le relief galant qui vous manque.

CORNIL. C’est parfait !

CHAMPAGNE. Mais… je vous ai promis de vous montrer un échantillon de mes hommes. (Il sonne.)

CORNIL. Ce sont des coquins, vos hommes ?

CHAMPAGNE. Déterminés !

CORNIL. Tant mieux ! il faut cela pour pousser l’affaire.

CHAMPAGNE, à un domestique. Faites monter ces deux braves gens qui attendent dans le vestibule.

CORNIL. Oui, faites monter !… Ah ! ah ! si on m’eût dit, là-bas, en Hollande, que j’aurais frayé un jour avec des malfaiteurs… (Avec orgueil.) J’ai fait bien du chemin… j’ai la conscience d’avoir fait bien du chemin…

SCÈNE VI.

LES MÊMES, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Patron, je vous présente l’ami Robin et l’ami Morel, vos dévoués serviteurs.

ROBIN. Pour le dévouement, voyez-vous…

MOREL. Ah ! quant à ce qui est de ça… voilà !…

CORNIL, les lorgnant. Ils sont laids… ils sont très-laids…

CHAMPAGNE. Pour ce qu’ils ont à faire…

CORNIL. C’est juste !

CHAMPAGNE. Patron, adressez-leur quelques paroles bienveillantes, pour qu’ils encouragent leurs camarades.

CORNIL, se posant. Volontiers. Hein ! hein !! hein !!! mes amis, je suis venu à Paris pour gagner de l’argent… Je suis riche… j’ai vingt-huit vaisseaux dans les mers de l’Inde… j’ai des comptoirs… j’ai des pêcheurs, j’ai des factoreries… mais je veux encore gagner de l’argent… gagner beaucoup, dépenser peu ; tel est le but de l’homme sur la terre… Tenez ! (Il leur jette sa bourse.) Ayez de l’économie et servez-moi bien… (À Champagne) Est-ce cela ?

CHAMPAGNE. C’est plus qu’éloquent, c’est sublime.

CORNIL. J’étais taillé pour parler en public… je vais travailler pour le brevet… À bientôt ! (Il sort.)

SCÈNE VII.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL, saluant la porte par où Cornil est sorti.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL. Bonsoir, monseigneur.

CHAMPAGNE, baissant la voix. Quoi de nouveau ?

ROBIN. Celui que nous poursuivons est à Paris.

CHAMPAGNE. Vous en êtes sûrs ?

ROBIN. Je l’ai vu.

MOREL. Moi aussi…

CHAMPAGNE. Seul ?

ROBIN. Non pas… avec monsieur André, notre ancien patron…

MOREL. Cinq gentilshommes de son pays et une douzaine de mousquetaires du roi se sont réunis hier soir aux Porcherons, sous la présidence du marquis de Lauzun… André de Rieux et le prince Stanislas y étaient.

ROBIN. On a bu du champagne… on a crié vive Charles XII.

CHAMPAGNE. Et l’itinéraire du prince ?

ROBIN. Toujours le même, Saint-Germain, Nonancourt, etc.

CHAMPAGNE. C’est bien !

ROBIN. Il y a quelque chose qui n’est pas bien.

CHAMPAGNE. Quoi donc ?

ROBIN. La femme de Bar-le-Duc… l’aubergiste…

MOREL. Mademoiselle Rosalie Valentin…

CHAMPAGNE, vivement. Est-ce qu’elle serait aussi à Paris ?

ROBIN. Juste !

CHAMPAGNE. Bravo !

ROBIN. Comment, bravo !… si elle me reconnaissait…

CHAMPAGNE. Elle n’a vu que toi, tu l’éviteras… celle-là vaut pour nous son pesant d’or… Robin, je te charge de surveiller le prince… Morel, tu feras en sorte que la femme de Bar-le-Duc vienne dans cette hôtellerie… Allez, mes mignons, vous ferez fortune, c’est moi qui vous le dis, avec ce gros Hollandais… tenez bien la piste ; je réponds du reste…

ROBIN. Quand faudra-t-il rejoindre nos gens dans la forêt de Saint-Germain ?

CHAMPAGNE. Je vous verrai ce soir au cabaret de Saint-Merry.

ROBIN. Alors, à ce soir…

MOREL. À ce soir ! (Ils sortent.)

SCÈNE VIII.

CHAMPAGNE seul, puis UN DOMESTIQUE.

CHAMPAGNE. Il paraît qu’il y a un homme sous la peau épaisse de ce marchand hollandais… Ce meinherr Cornil s’est enflammé avant même d’avoir vu la petite… Tubleu ! sur les deux millions, meinherr Cornil comptait me donner cent mille livres… Je préfère prendre l’entreprise à mon compte et ne lui rien donner du tout…

LE DOMESTIQUE. Madame la comtesse désirerait parler à monsieur de Champagne.

CHAMPAGNE. J’y vais. (Le domestique sort.) Cette épouse Van Zuyp a pour moi trop d’amitié.

LE DOMESTIQUE, rentrant. Madame la comtesse est très-pressée.

CHAMPAGNE. J’y vais, j’y vais. (Il sort. On a vu André reparaître au fond du théâtre, et regarder Champagne avec attention.)

SCÈNE IX.

ANDRÉ, seul, suivant des yeux Champagne qui vient de disparaître.

Je ne me trompe pas, cet homme, c’est bien