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BONAVENTURE. Tant que votre père vivrait, mademoiselle Rosalie.

ROSALIE. Mon père !… (Elle se précipite dans la chambre avec Bonaventure. On entend Rosalie pousser un grand cri, puis elle rentre en scène très-pâle en disant :) Mon père mort ! assassiné !… (Elle tombe épuisée sur une chaise à deux pas de la porte. François Picot vient d’entrer par le fond avec la noce.)

FRANÇOIS et LES AUTRES. Assassiné !

BONAVENTURE, qui est sorti de la chambre à la suite de Rosalie. Oui, ces mendiants… ils l’ont volé d’abord… et puis…

FRANÇOIS, à part. Volé ! volé !

MINON, à Rosalie, qui rouvre les yeux et regarde autour d’elle avec stupeur. Sœur, il te reste l’homme que tu aimes.

BONAVENTURE, de même. Vot’ fiancé, la bourgeoise…

FRANÇOIS, à part. Volé ! ils ont volé mes huit cents écus !… (Il se fait un grand silence. Rosalie se lève lentement.)

ROSALIE, d’une voix altérée. François je vous rends votre parole…

FRANÇOIS. Je vas réfléchir… Bonsoir… bonsoir la compagnie ! (On s’éloigne de lui avec dégoût. Il sort.)

ROSALIE, retombant. Mon père est mort assassiné par l’homme que j’ai reçu par charité… Celui que j’aimais m’abandonne parce que je suis pauvre… Mon père avait raison, les hommes ne valent rien… Il ne faut songer ici-bas qu’à soi-même.

MINON, s’agenouillant à sa gauche. Ma sœur !… ma sœur chérie…

BONAVENTURE, s’agenouillant à sa droite. Ah ! la bourgeoise !… si vous saviez !…

ROSALIE, les repoussant. Je n’ai plus de cœur.



ACTE II.

L’hôtellerie de la Belle Hollandaise à Paris. Grande et riche salle commune. Le matin.



SCÈNE PREMIÈRE.

L’ÉPOUSE VAN ZUYP, UNE COUTURIÈRE, DEUX OUVRIÈRES. Mme Van Zuyp entre suivie par la couturière, qui examine sa robe. Elle se carre et va se mettre devant une glace.

L’ÉPOUSE, accent prussien. Gomtesse Pfafferlhoffen, safez fus ? Foilà ce que je veux qu’on n’ouplie pas… mon mariache afec meinherr Cornil Van Zuyp est une messalliance… Gomprenez-fus ? guand on me bârle, je veux qu’on ajoute à ce nom d’épouse Van Zuyp, que j’ai la douleur de bôrter, le titre qui m’appartient par droit de naissance : Gomtesse Pfafferlhoffen…

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse…

L’ÉPOUSE. Pfafferlhoffen !

LA COUTURIÈRE. Pfaffer…

L’ÉPOUSE. …lhoffen.

LA COUTURIÈRE, disposant les plis de la robe. Madame la comtesse Pfafferlhoffen… plus j’examine votre robe, plus je trouve… voulez-vous me permettre de vous parler avec une entière franchise ?

L’ÉPOUSE. Che fus bermets.

LA COUTURIÈRE. Eh bien ! madame la comtesse, jamais je n’ai vu comtesse si miraculeusement habillée… C’est une noblesse de coupe… une grâce de draperie… une harmonie d’ensemble…

L’ÉPOUSE, s’admirant. Eine noplesse… gomprenez-fus !… eine grace… eine… harmonie ! (Aux deux ouvrières.) Barlez sans gompliments…

LES DEUX OUVRIÈRES. C’est admirable !

L’ÉPOUSE, fronçant le sourcil. Eh bien ! moi… moi… ché suis fort megondente, safez-fus ?

LA COUTURIÈRE. Est-il possible !

L’ÉPOUSE, sévèrement. Ché fus afais dit de ne pas me mettre… fus gomprenez ? (Elle montre sa gorge.)

LA COUTURIÈRE. Je n’en ai pas mis.

L’ÉPOUSE. Fus afez eu tort !… Che fus avais dit : eine rope très-simple…

LA COUTURIÈRE. Il n’y a pas un ruban.

L’ÉPOUSE. Foilà le mal… ça ne ressemble bas à la rope de la gomtesse Pfafferlhoffen.

LA COUTURIÈRE. Si madame la comtesse voulait… (Elle fait signe à l’ouvrière, qui ouvre son carton.)

L’ÉPOUSE. J’ai trop l’air de l’épouse Van Zuyp !… Quoique meinherr Van Zuyp ne restera has tuchurs ein pourcheois… Il fa acheter un pon marguisat cette année… gombrenez-fus ?

LA COUTURIÈRE, lui mettant le carton devant elle. Que madame la comtesse veuille bien choisir quelques rubans.

L’ÉPOUSE, faisant son choix. Ce n’est pas pour plaire à l’autre sexe, safez-fus ?… Ah ! je ne m’occupe bas de l’autre sexe !… Je brends ces rupans ferts pour mettre à l’épaule.

LA COUTURIÈRE. Ce sera d’un goût parfait ! (Elle les attache.)

L’ÉPOUSE. Je brends ces rupans roses pour mettre à la corge.

LA COUTURIÈRE, les attachant. Ces deux couleurs se marient à merveille.

L’ÉPOUSE. Ces deux touffes au-dessous… celle-ci à la ceinture…

LA COUTURIÈRE, avec admiration. Ah ! madame la comtesse… quel goût délicieux !

L’ÉPOUSE. Faites en sorte que ce soit touchours pien simple.

LA COUTURIÈRE, attachant les nœuds dans le dos. C’est facile, madame la comtesse.

L’ÉPOUSE. Ch’aime ce qui est simple… Gomment me trufez-fus ?…

LA COUTURIÈRE. Les paroles me manquent… ces demoiselles aussi sont muettes.

L’ÉPOUSE, retournant le carton. Il n’y avait pas peaucoup de rupans, safez-fus, dans fôtre gârton ! (André entr’ouvre la porte de gauche.) Oh Ciel ! une bersonne de l’autre sexe !… ne me guittez bas !

LA COUTURIÈRE. Nous restons auprès de madame la comtesse…

ANDRÉ, entrant. Madame la comtesse… (Il s’arrête comme frappé d’admiration.)

L’ÉPOUSE, à la couturière. Ne me guittez bas… Si ce gentilhomme me manque de respect…

ANDRÉ. Ah ! madame !… béni soit le sort qui m’a permis de pénétrer jusqu’à vous… Je vous cherchais…

L’ÉPOUSE, à la couturière. Il me cherchait, alors, fus safez, allez-fus-en !

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse ne craint pas…

L’ÉPOUSE. Puisqu’il me cherchait… fus gomprenez ?

LA COUTURIÈRE. C’est juste !… Allons, mesdemoiselles…

L’ÉPOUSE. Une autre fois, mettez plus de rupans dans fôtre garton.

LA COUTURIÈRE, sur le seuil. Ah ! quelle robe ! quelle robe ! (Elles sortent toutes les trois en faisant de grandes révérences et des signes d’admiration.)

SCÈNE II.

L’ÉPOUSE, ANDRÉ, costume de ville très-élégant.

L’ÉPOUSE, avec modestie, montrant sa robe. Che fus temante parton te fus recevoir ainsi en nécliché… mais en voyage… et dans une hôtellerie… et puis… s’il y avait eu plus de rupans tans le gârton.

ANDRÉ. Ce que vous avez suffit, madame.

L’ÉPOUSE. Safez-fus ? che fus bermets de paiser le pout te mes doigts avec respect.

ANDRÉ. Mille grâces !… (Il lui baise la main. À part.) Elle est folle… mais je n’ai que ce moyen d’obtenir ce brevet…

L’ÉPOUSE, soupirant. Ah ! chefalier ! chefalier ! fus m’avez gompromise aux yeux de ma gouturière.

ANDRÉ. Compromise !

L’ÉPOUSE, à part. Chefeux noirs ! c’est chistement ma gouleur bréférée !

ANDRÉ. Madame, hier, au bal de la cour, vous m’avez permis de venir vous demander une grâce…

L’ÉPOUSE. Meinherr Cornil Van Zuyp est très-chaloux, safez-fus ?

ANDRÉ. Ne vous inquiétez pas, madame, il s’agit d’une bonne action.

L’ÉPOUSE, désappointée. Ah !… nous passons bour très-charitables tans la famille des gomtes de Pfafferlhoffen…

ANDRÉ. Je sais que par votre position et par la fortune immense de monsieur Van Zuyp, vous avez tout pouvoir à la surintendance… Je voudrais avoir pour une femme bien malheureuse le bureau de poste de Nonancourt, qui est présentement sans titulaire…

L’ÉPOUSE. Safez-fus, chefalier… che ne fais chamais rien pour les femmes.

ANDRÉ. La pitié, belle dame.

L’ÉPOUSE. Che croyais que fus fuliez temanter quelque chose pur fus, chefalier ?

ANDRÉ. Pour moi, j’ai bien des choses à vous dire, madame la comtesse… (À part.) Ah ! diable ! j’oubliais mon personnage. (Haut.) Si vous le permettez, ce soir, je viendrai chercher moi-même le brevet.

L’ÉPOUSE. Safez-fus !… je permets… à gondition que fus avez du respect.

ANDRÉ. Et vous promettez ?

L’ÉPOUSE. Je promets.

ANDRÉ. Ah ! que de grâces, belle dame !… Voici le placet de votre protégée. (Au moment où il se baisse pour prendre congé en lui baisant la main, une servante de l’hôtellerie entre poursuivie par Cornil, qui essaye de lui prendre la taille. Cornil et sa femme se trouvent en face l’un de l’autre. André salue et sort.)

L’ÉPOUSE. Mon mari !

CORNIL, à part. Ma femme ! (À la servante.) Sortez !

L’ÉPOUSE. Et apportez-moi mon chocolat, safez-fus ?… effrontée !

SCÈNE III.

CORNIL, L’ÉPOUSE.

CORNIL. Épouse Van Zuyp, vous voilà enrubannée comme la chasse de saint Abraham, à Maëstricht !… Je vous fais compliment… ce beau jeune homme…

L’ÉPOUSE. La fertu des gomtesses Pfafferlhoffen est au-dessus de fos insinuations, meinherr Cornil…

CORNIL. Je ne trouve point à redire a cela… il faut hurler avec les loups… Pour notre affaire, nous avons besoin de plaire au régent, et le régent n’aime pas les mœurs sévères… Moi-même je tâche de prendre des allures…

L’ÉPOUSE. Fi donc !… Si je voulais, moi, je prendrais bien facilement cette légèreté… ce laisser aller… Monsieur de Champagne m’a tit que ch’afais l’esprit français… Foilà un homme pien élevé, ce monsieur de Champagne… un frai gentilhomme… Mais fous, fous serez tuchurs ein pourchois, meinherr Cornil.

CORNIL. Il s’agit de gagner un million de roubles en livrant le prince Stanislas au czar… Monsieur de Champagne va me faire des amis… j’ai déjà soupé avec des grands seigneurs.

L’ÉPOUSE. Que vous ont-ils dit ?

CORNIL. Ils m’ont demandé si je voulais leur prêter de l’argent.

L’ÉPOUSE. Ça doit être pien choli ein betit souper ?