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STANISLAS. Ami… car tu es mon ami, toi, André, je te remercie…

ANDRÉ. Je n’ai pas tout dit, Sire… À Quillebœuf, à l’embouchure de la Seine, un navire vous attend, armé par le marquis de Lauzun, de ses propres deniers… Le navire est monté par vingt-cinq matelots fidèles… En quelques jours, vous aurez franchi la Manche, doublé les côtes de Danemark ; en quelques jours, si vous voulez, Sire, vous trouverez votre patrie réveillée de son sommeil et toute fière à la vue de son roi.

STANISLAS, ébranlé. Ma patrie ! Mes belles campagnes de Varsovie où je voyais, tout enfant, courir et resplendir au soleil les escadrons de nos fiers cavaliers !… Oh ! ne me tente pas, André ! Ne parle plus à l’exilé du sol qui l’a vu naître. Ne vois-tu pas que j’ai besoin de toute ma force pour le résister ?… et ma raison ne suffirait pas, s’il n’y avait là le souvenir de mon père !…

ANDRÉ. Votre père ?…

STANISLAS. À l’heure de la mort, mon père m’a dit : « Enfant, je prie Dieu que tu ne portes jamais le sceptre ni la couronne. »

ANDRÉ. C’était parler en père, car le sceptre est lourd et la couronne a des épines… mais ce n’était pas parler en roi !

STANISLAS. André, je suis résigné. Laisse-moi dans mon repos… Depuis que le czar est retourné en Russie, la France a entrouvert la porte de ma prison… La France généreuse me traite comme un hôte et non plus comme un captif… je suis tranquille… Je serais heureux, André, plus heureux que Pierre sur son trône, s’il m’était donné d’embrasser ma mère chérie…

ANDRÉ. La reine votre mère est au château de Saint-Germain… et le château de Saint-Germain est sur la route qui conduit à l’Océan…

STANISLAS. La reine ne me conseillerait pas…

ANDRÉ, tirant un pli de son sein. J’avais gardé ce message pour dernier argument, Sire… (Il met un genou en terre et présente le pli à Stanislas.)

STANISLAS. L’écriture de la reine !… l’écriture de ma mère !… Le message ne contient que quatre mots… (Lisant.) « En passant, tu m’embrasseras !… » (Il baise le papier avec émotion.) Chevalier, je n’hésite plus : jamais je n’ai désobéi à ma mère…

ANDRÉ, se levant. Vous êtes libre en ce moment, Sire, partons sur-le-champ.

STANISLAS. Soyez tranquille, chevalier, la réflexion ne changera pas mes desseins… mes papiers sont au château : j’ai besoin de quelques heures… Trouvez-vous sous les remparts à minuit.

ANDRÉ. Mes amis et moi nous y serons, Sire…

STANISLAS. Vous me trouverez prêt à vous suivre ; on vient… (Il drape son manteau et rabat son feutre.)

SCÈNE IX.

LES MÊMES, MINON, en toilette pour la fête, puis ROSALIE.

MINON, descendant l’escalier. Je vais obéir à ma sœur, je vais ajouter à ma toilette… Ah ! (À la vue des deux hommes, elle recule effrayée et confuse.) Pardon, messieurs…

STANISLAS. Ne vous éloignez pas, ma charmante enfant… je veux vous payer mon écot…

ANDRÉ, à part. Comme la voilà rouge et confuse !… (Ému et souriant.) Je parie que mon cœur bat plus vite que le sien…

STANISLAS. Eh bien ! vous restez à l’écart, chevalier ?

MINON, à part. Il est chevalier !… ah ! je savais bien que j’étais folle. (Elle soupire.)

STANISLAS, lui passant une bague au doigt. Prenez ceci, jeune fille… soyez bonne autant que vous êtes jolie… (Il lui baise la main.) À votre tour, chevalier.

ANDRÉ, lui baisant la main. Souvenez-vous de moi !… (Il lui passe une chaîne au cou.) C’est une médaille bénie qui vous portera bonheur. (Bas.) Je pars, je vous aime, je reviendrai… (Rosalie se montre sur le seuil.)

ROSALIE. Pauvre père !… il rêve qu’on veut lui prendre le sac où sont ses écus…

ANDRÉ. Allons, l’ami, à nos affaires ! (Ils sortent.)

SCÈNE X.

ROSALIE, MINON.

MINON, confuse, à part. Ma sœur !…

ROSALIE. Que te disaient ces deux hommes, ma fille ?

MINON. Ils me payaient leur écot, ma sœur.

ROSALIE. Donne l’argent…

MINON, tremblante. Ce n’était pas de l’argent…

ROSALIE, étonnée. Ah !… une chaîne !… un anneau !… (Elle prend la chaîne et la bague à Minon qui se laisse faire.) Je ne les connais pas, ces hommes… mais ils payent richement leurs dépenses… s’ils reviennent, tu me feras prévenir.

MINON. Oui, ma sœur… mais… (montrant timidement la chaîne que Rosalie vient de lui prendre) tu oublies…

ROSALIE. De te rendre cette chaîne… Je ne sais pas trop si je dois te la laisser porter… Non, je t’en achèterai une autre, mais celle-là tu ne la porteras pas.

MINON, à part. Une autre ! Ce ne sera pas la même chose.

ROSALIE. En attendant, la journée est finie… appelle Bonaventure pour fermer tout, et qu’on ne reçoive plus personne… François Picot et nos amis entreront par la petite porte du jardin… Personne, tu m’entends, personne !… [[T4|LES MÊMES, ROBIN.|SCÈNE XI.}}

ROBIN, piteusement. Pas même un malheureux qui ne sait où reposer sa tête ?…

ROSALIE. Je vous reconnais… vous étiez tout à l’heure avec ces hommes.

ROBIN. Mes camarades ont été plus heureux que moi, ma bonne dame… Ils ont trouvé un gîte par charité aux portes de la ville… moi, j’étais de trop, on m’a renvoyé…

MINON, qui s’était dirigée vers la porte, revenant. Sœur, il a l’air bien malheureux !

ROSALIE. Mon père me disait encore tout à l’heure : « Ne fais jamais de bien aux hommes, car, pour le bien, ils te rendront le mal… »

ROBIN. Oh ! bonne dame, ma reconnaissance…

MINON. Sœur… tu es si charitable !…

ROSALIE. Il ne faut pas être charitable… c’est de la duperie !…

MINON. Et il fait si grand froid dehors ! (Robin grelote.)

ROSALIE. C’est vrai… il fait froid… la pluie tombe… une fois n’est pas coutume… Ce pauvre homme couchera ici dans la salle basse.

MINON, à part. Et je lui descendrai du vin de la noce.

ROSALIE, à Robin. Et ne gâtez rien… couchez-vous sans chandelle…

ROBIN. Merci, ma bonne dame…

ROSALIE. Allons, fillette… il est temps enfin que je songe à ma toilette… Le père ne s’éveillera plus de la nuit… viens m’aider à me faire belle.

MINON. Je vais être ta femme de chambre.

ROSALIE. Bonsoir, l’homme…

MINON. Bonsoir, mon ami…

ROBIN. Que Dieu vous bénisse… Réjouissez-vous en paix, moi, je vais reposer. (Il se dirige vers le lit.)

ROSALIE. Prends la lampe.

MINON. La voilà. (La nuit s’est faite au départ des deux sœurs, qui ont emporté la lumière.)

SCÈNE XII.

ROBIN, seul ; il se redresse et prête l’oreille. Nuit complète.

La place est à nous… j’ai cru qu’elle allait me laisser dehors !… (Il se glisse vers la porte du père Valentin.) Pourvu qu’on n’ait pas mis le verrou… Ouverte !… et la bonne petite dame a dit elle-même : « Il dort… » Hâtons-nous… Ces diables de fiançailles me gênent… j’aimerais mieux une maison endormie… Sot pays où l’on fait les accordailles à minuit ! (Il va vers la fenêtre en tâtonnant, l’ouvre avec précaution et se penche au dehors.) Pstt !… Pstt !…

CHAMPAGNE, dehors. Pstt !

ROBIN. Montez !

SCÈNE XIII.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE, entrant par la fenêtre. Il fait noir comme dans un four… Morel a la lanterne sourde.

MOREL, entrant. J’ai vu de la lumière.

ROBIN. Il y en aura toute la nuit.

CHAMPAGNE. Voyons !… à la besogne ! Est-ce toi qui entre, Robin ?…

ROBIN. Un vieillard…

CHAMPAGNE. Bah ! il dort… Vous éventrez la paillasse… vous prenez le magot… et le bonhomme rêve que ses écus font des petits…

ROBIN. Oui, mais s’il s’éveille.

CHAMPAGNE, haussant les épaules. Ça le regarde… Et toi, Morel ?…

MOREL. Moi… tirons au sort…

CHAMPAGNE. Par le diable !… ça prend du temps de tirer au sort !… vous êtes des poules mouillées !… Faites le guet… donne-moi la lanterne… quand on a le cœur si tendre… on se fait garde-malade ou chien d’aveugle… Attendez-moi là. (Il entre chez le père Valentin.)

ROBIN. C’est un fier coquin que ce Champagne…

MOREL. Ni cœur, ni âme !

ROBIN. Il ira loin… As-tu vu M. André ?

MOREL. Tout va bien… le prince va se mettre on route à minuit… M. André nous donne un fier coup d’épaule sans le savoir…

ROBIN. Écoute ! (Il prête l’oreille.) Ah ! je me souviendrai de cette nuit… les gens de l’auberge n’ont vu que moi…

MOREL. Bah ! il y a loin de Bar-le-Duc à Paris !

CHAMPAGNE, rentrant pâle et en désordre. Voici l’argent… sauvons-nous !…

ROBIN. Et le bonhomme ?

CHAMPAGNE. Éteins la lanterne et en route !…

ROBIN. Le vieillard s’est-il éveillé ?

CHAMPAGNE. Voici l’argent, te dis-je !… Éteins la lanterne, et partons !

MOREL, à Robin, bas. Il s’est éveillé !…

ROBIN, de même. Que Dieu ait son âme ! (Ils sortent par la fenêtre.)

SCÈNE XIV.

BONAVENTURE, ROSALIE, MINON, FRANÇOIS PICOT, INVITÉS DES ACCORDAILLES. On entend un grand tumulte pendant la sortie des trois bandits. Au moment où le dernier d’entre eux disparaît par la fenêtre, la porte du père Valentin s’ouvre ; Bonaventure se précipite échevelé et regarde autour de lui d’un air égaré.

ROSALIE, entrant par la porte de droite. Qu’y a-t-il ? que veut dire ce bruit ?…

BONAVENTURE. La fenêtre est ouverte ! (Il va regarder à la porte de la chambre.)

ROSALIE. Et cet homme n’est plus là !

BONAVENTURE, sur le seuil de la porte latérale. Ah ! bourgeoise ! bourgeoise !

ROSALIE. Je t’avais défendu de m’appeler ainsi !