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MINON. Pauvre Bonaventure !… Rosalie te bourre bien un peu quelquefois, pourtant…

BONAVENTURE. Ça ne fait rien… j’aime mieux être bourré par mademoiselle Rosalie que d’être caressé par un autre. (À part, avec effroi.) Bavard ! tu en dis trop long !…

MINON, à la fenêtre. Voici la brune qui vient… dans quelques heures, ils seront fiancés.

BONAVENTURE, à part. Dans quelques heures !… (Il essuie les tables avec rage.)

MINON, rêveuse, à part. Deux jours qu’il n’est venu !… Dès qu’il paraît, je me sauve… Quand il ne vient pas, je suis triste et je pleure… Que veut dire cela, sainte Vierge ?… (Elle tressaille et se met à écouter.) C’est son pas !… (Elle serre précipitamment son ouvrage.) C’est lui !… c’est bien lui !

SCÈNE II.

LES MÊMES. ANDRÉ DE RIEUX, en costume de braconnier très-simple. — Au moment où il paraît sur le seuil, Minon, rougissant et souriant, s’esquive. Il cherche à la retenir d’un geste suppliant ; elle secoue la tête ; il lui envoie un baiser ; elle disparaît.

BONAVENTURE. C’est le braconnier… Il me plaît assez, celui-là… Il ne vient pas pour mademoiselle Rosalie.

ANDRÉ. Personne n’est venu me demander ?

BONAVENTURE. Personne.

ANDRÉ. J’attendrai. (Il s’assied à une table.) Que dit-on de nouveau dans le pays ?…

BONAVENTURE. Rien.

ANDRÉ. C’est donc toi, l’ami, et cette charmante enfant qui êtes les maîtres de cette auberge ?

BONAVENTURE. Non ; c’est le père Valentin et sa fille.

ANDRÉ. On ne les voit jamais.

BONAVENTURE. Le père ne sort plus de son lit… et vous venez toujours à l’heure où mademoiselle Rosalie veille auprès de son père infirme… En voilà une qu’a du mérite !… Mais vous, quel métier que vous faites par ici ?…

ANDRÉ. Un dur métier… où je risque ma peau.

BONAVENTURE. Je n’aimerais point ce métier-là.

ANDRÉ Et cette belle jeune fille ?

BONAVENTURE, sèchement. Elle n’est point de moitié si belle que mademoiselle Rosalie.

SCÈNE III.

LES MÊMES, ROBIN, MOREL.

ROBIN. À boire !

MOREL. Et vite !

BONAVENTURE. On y va. (Sortant.) Mauvaises figures !

ROBIN. Vous êtes arrivé le premier, monsieur André… C’est que nous avons fait une longue course…

ANDRÉ. Avez-vous vu le prince ?

ROBIN. Oui, dans le bois de Saint-Étienne… On le laisse chasser, mais il est gardé à vue.

ANDRÉ. Avez-vous pu lui parler ?

ROBIN. Il a fallu du temps et de l’adresse… Enfin, je me suis approche de lui sous le couvert, et je lui ai glissé à l’oreille le nom d’André de Rieux… il a tressailli. — Celui-là est mon meilleur ami, a-t-il dit ; que veut-il de moi ? — Une entrevue… — Où ? — À l’auberge du Cheval-Blanc. — Quand ? — À huit heures, ce soir. — J’y vais.

ANDRÉ. C’est bien… vous serez récompensé.

MOREL. C’est que nous sommes à sec, monsieur André…

ANDRÉ. J’attends des fonds… À huit heures vous vous tiendrez aux environs de cette auberge, pour faire le guet… Moi, je vais prévenir mes amis. (Il sort.)

SCÈNE IV.

ROBIN, MOREL, BONAVENTURE.

ROBIN. Morel !

MOREL. Robin !

ROBIN. Toujours des promesses…

MOREL. Toujours…

ROBIN. Jamais d’argent.

MOREL. Jamais.

ROBIN. Morel, mon ami, ça commence à ne plus m’aller, ce commerce-là !

MOREL. Mon ami Robin, il y a longtemps que ce commerce-là ne me va plus…

BONAVENTURE, apportant le vin. Voilà !… Tiens ! le braconnier est parti… Il n’a jamais soif, celui-là !

ROBIN. C’est bien… va-t’en !

BONAVENTURE. Est-ce que je ne peux pas continuer mon ouvrage ?…

ROBIN. Va-t’en !… nous avons à causer.

BONAVENTURE. Ceux-là me déplaisent, mais là, comme il faut !… (Il sort.)

ROBIN. Monsieur André de Rieux ! Ce nom-là sonne bien.

MOREL. Son gousset sonne creux.

ROBIN, frappant sa capsule. Comme le nôtre… Il paraît que son prince Stanislas de Pologne n’est pas plus riche que lui…

MOREL. Le czar Pierre de Russie qui est venu l’année dernière à l’avis… voilà un prince cousu d’or !

ROBIN. Oui, mais le czar Pierre de Russie est à cinq cents lieues d’ici, maintenant… et il n’a pas besoin de nous…

SCÈNE V.

ROBIN, MOREL, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, qui est entré sans bruit. Il n’en faudrait pas jurer, mes camarades ! (Morel et Robin se lèvent vivement.) Asseyez-vous… ne vous dérangez pas !… (Il ôte son feutre.)

MOREL et ROBIN. Champagne à Bar-le-Duc !

MOREL. Au fin fond de la Lorraine !

CHAMPAGNE Les temps sont durs, l’âge vient ; je veux me faire un sort… je voyage pour une forte maison…

ROBIN. Qui s’appelle ?

CHAMPAGNE. Tu viens de prononcer son nom tout à l’heure.

ROBIN. Moi ?

CHAMPAGNE. Ne parlais-tu pas du czar Pierre-le-Grand, souverain de toutes les Russies ?

ROBIN. Si fait…

CHAMPAGNE. Eh bien, je travaille pour lui… connue vous travaillez, vous, pour ses ennemis… Paient-ils bien, les ennemis du czar ?

ROBIN. Hélas ! nous étions en train de nous en plaindre… Et le czar ?…

CHAMPAGNE. Je dois toucher dix mille roubles comptant, si je rapporte de bonnes nouvelles à son représentant le Hollandais Cornil Van Zuyp, mon illustre maître.

ROBIN. Et tu es en fonds ?

CHAMPAGNE. Voilà le diable !… j’ai les bonnes nouvelles, mais je n’ai pas le premier sou pour retourner à Paris.

ROBIN. Tope là ! nous t’en apportons autant… associons-nous !

CHAMPAGNE. Puisque vous êtes du parti du prince Stanislas ?…

ROBIN, haussant les épaules. Laisse donc… nous nous occuperons de lui en sens contraire…

MOREL. Ce sera toujours nous en occuper…

ROBIN. Que veut le czar ?…

CHAMPAGNE. Le czar a passé un contrat avec mon illustre patron, Cornil Van Zuyp, Hollandais, homme de poids, bête comme un pot, riche comme un puits. Par ce traité, moyennant un million de roubles, Cornil s’est engagé à lui livrer le prince polonais…

ROBIN. Joli denier !

MOREL. Deux millions tournois !

CHAMPAGNE. Vous avez déjà servi le czar sans vous en douter, mes camarades… En effet, tant que le prince reste au château de Bar, sous la protection du gouvernement français, nous ne pouvons rien contre lui ; mais s’il s’évade…

ROBIN. André de Rieux est ici pour l’aider à s’évader.

CHAMPAGNE. Que Dieu protège M. André de Rieux ! C’est un bien bon gentilhomme !… Mes camarades, je vois un flot de roubles inonder nos poches si nous pouvons seulement retourner auprès de Cornil Van Zuyp.

ROBIN. Il faut trouver un bon coup à faire…

MOREL. Il faudrait…

CHAMPAGNE. Chut !… voici quelqu’un !

SCÈNE VI.

LES MÊMES, BONAVENTURE, puis FRANÇOIS PICOT.

ROBIN, à Bonaventure. Encore… toi !…

BONAVENTURE, qui apporte une bouteille et deux verres, à part. Tiens ! Les voilà trois, maintenant !

MOREL. On t’a dit qu’on voulait causer…

BONAVENTURE, posant sa bouteille et ses verres sur une table éloignée. Tout beau ! Y a de la place pour tout le monde. Je viens boire un coup avec le futur maître de l’établissement… celui qui va épouser la fille du bourgeois…

FRANÇOIS, entrant. C’est moi qu’est l’aubergiste présomptif du Cheval-Blanc !

CHAMPAGNE. C’est différent… (bas) nous en serons quitte pour parler tout bas… (Ils causent à voix basse.)

BONAVENTURE, s’attablant, à part. J’veux savoir s’il aime mademoiselle Rosalie, moi !…

FRANÇOIS, de même. J’veux savoir combien qu’il y a d’écus dans la paillasse du bonhomme Valentin !

BONAVENTURE. À vot’ santé, voisin.

FRANÇOIS. Merci !… à la vôtre !

BONAVENTURE. Vous faites tout de même là une fière affaire, oui !

FRANÇOIS. Hé ! hé !

BONAVENTURE. Un cœur d’or… et une bonne fille… Ah ! dame, on irait loin pour trouver sa pareille !

FRANÇOIS. Ça, c’est vrai… elle n’est point vilaine de son corps… Vous qu’êtes de la maison, c’est-il vrai que le papa Valentin a sept cents écus cachés dans sa paillasse ?… (À part). V’là qu’est questionné adroitement !…

CHAMPAGNE, bas. Avez-vous entendu ?…

ROBIN. Sept cents écus !

MOREL. Dans la paillasse…

BONAVENTURE, à part. Il ne pense qu’aux écus ! (Haut.) Et bien pieuse, et bien charitable… soignant son vieux père comme un ange, quoi !

FRANÇOIS. Ah ! dame… Elle n’est point méchante… À vot’ santé !…

BONAVENTURE. À la vôtre… C’est un trésor !

FRANÇOIS, vivement. Dans la paillasse ?

BONAVENTURE. Eh ! non, je vous parle de mademoiselle Rosalie…

FRANÇOIS. J’entends bien… mais…

BONAVENTURE. C’est un trésor que je vous dis.

FRANÇOIS. Moi, je dis qu’il faut des écus pour rendre une femme heureuse !… Je n’suis point intéressé, dà !… s’y a seulement sept cents dans dans la paillasse ?…

CHAMPAGNE, bas. Écoutez !

BONAVENTURE, haussant les épaules. Il y a plus de sept cents écus. (Mouvement des trois aventuriers.)

FRANÇOIS. Y en a-t-il huit cents ?

BONAVENTURE. Jarni Dieu ! l’homme, vous n’aimez pas mademoiselle Rosalie !

FRANÇOIS. Qui ça, moi ?… (À part.) Y en a peut-être encore plus de huit cents ! (Haut.) Je ne l’aime pas, que je soupire après elle depuis du temps, et que je deviens tout mai-