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ROSALIE. Vous êtes libre… Allez ! et faites comme vous avez dit.

ANDRÉ. Mais… pendant mon absence… le prince…

ROSALIE. Je réponds du prince pendant une heure… cela vous suffit-il ?

ANDRÉ. Avant une demi-heure, je serai de retour. (Il sort.)

ROSALIE, à Bonaventure. Laisse passer celui-là, il est des nôtres. (À Minon.) Cette porte conduit à la prison où est le prince ; j’en veux la clef… Viens, Minon.

BONAVENTURE. Et moi, la bourgeoise ?

ROSALIE, à Bonaventure. Toi, à la maréchaussée… Que tout le monde soit sur pied… Va ! (Elle le pousse dehors.)

BONAVENTURE. Je ne fais qu’un saut jusque-là !… Laissez-moi passer, je suis des nôtres. (Il sort. Rosalie entraîne Minon par la porte de droite. Le bailli rentre au fond, avec Champagne.)

SCÈNE X.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

LE BAILLI, entrant, à gauche. Venez, monseigneur… vous allez le trouver ici… Tiens ! il n’y a personne !…

CHAMPAGNE, entrant. Personne !… Vous êtes sûr qu’ils sont arrivés !…

LE BAILLI. Comment, sûr ? J’ai eu l’honneur de m’entretenir avec l’illustre seigneur… qui parle peu… et la puissante dame, qui parle au contraire considérablement et très-bien !

CHAMPAGNE, à part. J’aurais voulu faire la besogne avant l’arrivée de maître Van Zuyp ; mais enfin, puisqu’il est venu, prévenez meinherr Van Zuyp et madame la comtesse de mon arrivée.

LE BAILLI. Madame la comtesse ! voilà une femme entendue ! Elle a demandé la clef de la prison, et j’ai donné l’ordre de la lui remettre.

CHAMPAGNE, étonné. La clef de la prison ?

LE BAILLI. Où elle a fait enfermer le prince Stanislas.

CHAMPAGNE. La comtesse !… Voilà qui est étrange !…

LE BAILLI. Ah ! ah !… elle a voulu savoir si la porte était bonne ; et maintenant qu’elle a cette clef, sans doute le diable ne pénétrerait pas auprès du prisonnier !… Quant à l’illustre seigneur…

CHAMPAGNE. Je les attends ici… Allez !

LE BAILLI. Je vous les ramène à l’instant.

(Il sort.)

SCÈNE XI.

CHAMPAGNE, puis ROSALIE.

CHAMPAGNE, seul. Tout est prêt… la barque attend… Vrai Dieu ! je combattrais l’enfer pour arriver à cette fortune ! Heureusement… (il rit) qu’il n’est pas nécessaire de déployer tant de vaillance… La comtesse a la clef de la prison… elle me la donnera… Je trouverai un prétexte pour opérer tout seul… l’embarquement du prince… et une fois en mer… (Il prend à la main un de ses pistolets.) La charge de ceci… vaut juste un million de roubles… On vient ! (Il cache son pistolet.) C’est le pas d’une femme… la comtesse sans doute… (Rosalie entre par la porte de droite.) Cette femme ici !… (Il recule.)

ROSALIE. C’est une véritable forteresse !… (Apercevant Champagne.) A-t-il vu cette clef ?

CHAMPAGNE, à part. La bataille n’est pas encore finie.

ROSALIE, à part. Il faut que je l’arrête pendant vingt minutes. (Haut.) Il paraît que nous sommes destinés à nous rencontrer toujours et partout, monsieur Champagne ?

CHAMPAGNE. Je ne vous cherchais pas.

ROSALIE. Moi, je vous cherchais.

CHAMPAGNE. Pourquoi me cherchiez-vous ?

ROSALIE. Pour vous dire que vous avez menti. Le prince n’avait pas enlevé ma jeune sœur… C’était vous qui vouliez l’enlever, pour la vendre à votre maître.

CHAMPAGNE, à part. Si meinherr Van Zuyp et la comtesse étaient dans cette hôtellerie, ils seraient déjà venus !… (Haut.) Oui… j’avais eu cette idée-là, madame Valentin.

ROSALIE. Vous ne cherchez même pas à nier ?

CHAMPAGNE, à part, absorbé. La comtesse n’aurait pas demandé la clef de la prison… (Il se dirige vers la porte du fond.) Nous allons causer de cela, madame Valentin… et pour n’être pas dérangés… (Il ferme la porte du fond.)

ROSALIE, à part. Le temps passe ; chaque minute qu’il perd… (Haut.) Fermez, monsieur Champagne, fermez tant que vous voudrez.

CHAMPAGNE, allant fermer la porte de gauche, à part. Mais où est le Bonaventure ? (Haut en revenant, et montrant la petite porte à droite.) Celle-ci je ne la ferme pas.

ROSALIE, tressaillant. Parce que ?…

CHAMPAGNE. Parce qu’elle mène à la prison du prince.

ROSALIE. Je ne sais pas.

CHAMPAGNE, s’arrêtant devant elle. Vous ne savez ?… Est-ce la vérité ?

ROSALIE. Comment le saurais-je ?

CHAMPAGNE. Vous êtes sévère envers ceux qui mentent, pourtant… À quelle porte est destinée la clef que vous teniez en entrant ?

ROSALIE. Quelle clef ?

CHAMPAGNE. Montrez-la-moi.

ROSALIE. Je n’ai pas de clef.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous êtes jeune, forte, courageuse ; vous êtes belle… vous êtes heureuse… Vous tenez à la vie, j’en suis sûr !

ROSALIE. C’est vrai, j’y tiens.

CHAMPAGNE. Pourquoi la jouez-vous ?

ROSALIE. Moi, jouer ma vie ? allons donc !

CHAMPAGNE. Inutile de feindre ! vous voulez sauver le jeune roi… Pour cela, vous avez pris le nom de la comtesse… J’avais élevé à celle-ci, pour le besoin de nos intérêts, un piédestal ; vous êtes montée dessus… vous avez trouvé des gens crédules à l’excès, vous en avez profité… Comme vous saviez mon dessein, vous avez mis le prince à l’abri dans une bonne prison, et, pour plus de sûreté, vous en portez la clef sur vous… Cette clef, je la veux… donnez-la-moi !

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous aimez l’argent par-dessus tout !

ROSALIE. On m’accuse de cela.

CHAMPAGNE. Rendez-moi cette clef…

ROSALIE. Non !

CHAMPAGNE. Je vous l’achète cinquante mille livres… cent mille livres… le double… la moitié d’un million.

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Un million tout entier !

ROSALIE. Je vous dis que non.

CHAMPAGNE, surprenant son regard dirigé vers la fenêtre. Tu attends des secours !

ROSALIE. Oui.

CHAMPAGNE. Écoute, femme… je n’ai rien contre toi… mais cette fortune, il me la faut… Donne la clef ou je te tue !… (Rosalie porte la main à son sein. Champagne à part :) C’est là qu’est la clef !… enfin !…

ROSALIE, retirant sa main vide, à part. Non, non, je ne me servirai pas de cette arme ! (Haut.) Je n’ai pas peur… Est-ce qu’on tue les femmes !…

CHAMPAGNE. Tu ne me connais donc pas ? puisque tu me réponds cela : on ne tue pas les femmes… C’est que tu te trompes à mon habit… tu me prends pour un gentilhomme !… Femme, je suis un valet… un valet, tu entends bien… un laquais… un maraud ! et pour de l’or… ah ! tu vas bien le voir… pour de l’or, moi, je tue les femmes ! La clef est là, dans ton sein, donne-la-moi !

ROSALIE, la main dans son sein. Non ! (À part.) Si j’étais un homme !…

CHAMPAGNE. Donne-la-moi, ou je le tue !

ROSALIE, à part. Je ne suis qu’une femme ! je me sens le courage de mourir… je ne me sens pas le courage de tuer !…

CHAMPAGNE (À part.) L’explosion de cette arme va me perdre ! et je n’ai pas de poignard… (Haut) Écoute-moi encore, et tu ne résisteras plus… Tu vas voir si je suis capable de tuer une femme !… Un jour, je me suis trouvé en face d’un vieillard que la souffrance et l’âge clouaient sur son lit… Lorsque j’aperçus son visage hâve et maigre… entouré de grands cheveux blancs, et sa poitrine qu’un souffle haletant soulevait, j’hésitai comme j’hésite aujourd’hui, femme ! plus longtemps, peut-être… (il saisit le bras de Rosalie qui écoute immobile et avide) car aujourd’hui, il s’agit de deux millions de livres, et le vieillard n’avait que sept cents écus dans sa paillasse !…

ROSALIE, se dressant devant lui et lui saisissant les deux poignets. Ah ! c’est toi qui as tué mon père !… (Ils luttent. Champagne parvient à dégager la main qui tient le pistolet ; Rosalie tire un pistolet de son sein et lui brûle la cervelle ; la porte du fond s’ébranle et finit par céder. Grand tumulte. André saute par la fenêtre avec les matelots bretons.)

SCÈNE XII.

ROSALIE, ANDRÉ, LE BAILLI, BONAVENTURE, L’AUBERGISTE, MINON, CORNIL, puis STANISLAS, GARDES, MATELOTS, etc.

ANDRÉ, s’élançant. Elle n’a pas eu besoin de nous !

ROSALIE. C’était l’assassin de mon père !… (On enlève Champagne.)

BONAVENTURE. Et je ne voulais pas lui laisser prendre ses pistolets !

ROSALIE, lui donnant la clef du cachot. Va délivrer le prince !… (Au bailli qui entre, montrant Cornil.) Arrêtez cet homme !

CORNIL. De quel droit ?…

LE BAILLI. J’obéis, madame la comtesse de Pfafferlhoffen.

CORNIL. Mon épouse… où est-elle donc ?

LE BAILLI. Qu’on le saisisse, qu’on l’entraîne.

ROSALIE, à Cornil. S’il y a une instruction criminelle, les témoins ne manqueront pas… La justice du pays décidera de votre sort. (À Stanislas qui entre.) Prince, vous êtes libre.

UN MATELOT. La marée n’attend pas… en barque ! en barque !

STANISLAS. Enfants, mes amis, que Dieu vous donne le bonheur !… Mademoiselle, heureux ou malheureux, je n’oublierai jamais que je vous dois la vie.

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise !… si vous saviez ?…

ROSALIE. Je sais… je sais à présent, mon garçon ; tiens, prends ma main.

BONAVENTURE. Votre main ! Je serai le mari de la bourgeoise !

TOUS. Adieu ! adieu !


FIN.



Paris. — Typ. de Mme Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.