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seigneur, et vous, madame… Salue, Célestin !

L’AUBERGISTE. Monseigneur !

ROSALIE, brusquement. C’est bon ! (elle passe) est-ce que ceux-là se moquent de moi ?

BONAVENTURE, passant. Comme ils nous regardent !…

LE BAILLI, à l’aubergiste. Célestin ?

L’AUBERGISTE. Monsieur le bailli ?

LE BAILLI. Comme c’est original, ces étrangers ! ça voyage toujours incognito… mais nous ne nous laissons pas prendre à cela, nous autres.

L’AUBERGISTE. Oh ! que nenni !

BONAVENTURE, bas. Ils chuchotent… ça n’est pas bon signe !

ROSALIE, bas. Il faut payer de sang-froid. (Haut et brusquement.) Lequel d’entre vous est l’aubergiste ?

L’AUBERGISTE. C’est moi, madame.

ROSALIE. Avez-vous déjà reçu des voyageurs ce matin ?

LE BAILLI, s’avançant. S’il plaît à votre seigneurie.

ROSALIE. Vous, on ne vous parle pas.

BONAVENTURE, à part. Comme elle les mène !

LE BAILLI. Pardonnez-moi si j’insiste… (Avec mystère.) Je sais tout !

BONAVENTURE. Il sait tout !

ROSALIE. Que savez-vous ?

LE BAILLI. Tout, madame la comtesse.

ROSALIE. Hein ! madame la comtesse !

BONAVENTURE. Il a dit madame la Comtesse !

LE BAILLI. Et vous pouvez donc me donner des ordres, vous êtes certaine d’être obéie.

ROSALIE. Obéie ! Des ordres !

LE BAILLI. Que vous gardiez ou non votre incognito, illustre seigneur et puissante dame, en ma qualité de bailli de Quillebœuf, l’ancienne Henricopolis, capitale du Rémois, permettez-moi de vous offrir mes purs et bien sincères hommages.

L’AUBERGISTE. Et souffrez que j’y joigne…

LE BAILLI. Moins de paroles, Célestin… les grands n’aiment pas les longues harangues. (À Bonaventure.) Ils sont en notre pouvoir.

BONAVENTURE. Parlez à la bourgeoise.

LE BAILLI, étonné. La bourgeoise ! (Se ravisant.) Bien ! bien ! c’est la manière en Hollande. (À Rosalie.) Ils sont en notre pouvoir.

ROSALIE. Qui ça ?

LE BAILLI. Eh ! mais… les fugitifs… nous avons exécuté les ordres de ce haut personnage… votre factotum… votre bras droit… qui est sur le port en ce moment pour fréter la barque pontée qui doit emmener le prince Stanislas mort ou vif.

ROSALIE, à part. Champagne ! (À Bonaventure.) Je comprends tout !

ROSALIE. Ils nous prennent pour le Hollandais Cornil et sa femme.

BONAVENTURE. Pas possible !

ROSALIE, au bailli. Qu’avez-vous fait des fugitifs ?

LE BAILLI. En prison !

ROSALIE. Où est la prison ?

LE BAILLI. Ici même, madame la comtesse.

ROSALIE. Comment, ici, dans cette hôtellerie ?

LE BAILLI, à Bonaventure. Monseigneur est antiquaire ?

BONAVENTURE. Plaît-il ? quoi que je suis ?

ROSALIE. Au fait, s’il vous plaît, et ne vous occupez pas de monseigneur.

LE BAILLI, à part. Il n’a pas l’air d’un tyran, cet homme-là. (Haut.) Madame la comtesse, la citadelle de Quillebœuf était bâtie précisément à la place où nous sommes… c’est un fait historique, curieux et qui donne une certaine couleur à l’auberge de la Tête-Noire… Il reste une tour en assez bon état de réparation, que nous louons à Célestin… Célestin, c’est l’aubergiste… pour servir de prison municipale… Si, par son crédit à la cour, madame la comtesse pouvait nous obtenir quelques fonds pour bâtir une prison plus convenable…

ROSALIE. Nous verrons cela. Y a-t-il un cachot bien fermé dans votre prison ?

LE BAILLI. Il y en a un admirable comme antiquité.

ROSALIE. Supposons qu’on veuille y pénétrer du dehors ?

LE BAILLI. Pour délivrer le prisonnier ? Impossible. Ce sont ces bonnes vieilles serrures… une fois qu’on a donné le tour de clef… il faudrait du canon pour enfoncer la porte.

ROSALIE. C’est bien !

BONAVENTURE, à part. Est-ce qu’elle a du canon ?

ROSALIE. Vous avez de la maréchaussée dans cette ville ?

LE BAILLI. Six vétérans et un brigadier.

ROSALIE. Où se tiennent-ils ?

LE BAILLI. À l’autre bout de la rue.

ROSALIE. Appelez, et qu’on fasse venir en ma présence la jeune fille avec le prisonnier, qui a nom André.

LE BAILLI. Madame la comtesse, je vais aller vous les chercher moi-même.

ROSALIE. Monsieur le bailli, votre zèle sera récompensé… écoutez bien mes instructions… Vous allez enfermer l’autre prisonnier… le prince Stanislas… dans ce bon et solide cachot, dont vous m’avez parlé.

LE BAILLI. Oui, madame la comtesse.

ROSALIE. Vous m’en apporterez la clef… ou plutôt j’irai fermer la porte moi-même.

LE BAILLI, à part. Une femme de précaution. (Haut.) Quand madame la comtesse voudra descendre à la prison, voici la porte de l’escalier. (Il montre la porte de droite.) Je vais chercher les prisonniers.

ROSALIE. Allez, et que personne ne vienne nous déranger. (À Bonaventure.) Mais parle donc, toi.

BONAVENTURE. Allez !… et que personne ne vienne nous déranger.

LE BAILLI, à part. L’illustre seigneur a daigné ouvrir la bouche. (À l’aubergiste.) Précède-moi, Célestin. (Il sort.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, BONAVENTURE.

ROSALIE. J’ai donc l’air d’une comtesse, moi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Vous ! Ah ! la bourgeoise ! quand vous voulez… vous avez l’air d’une reine !…

ROSALIE. Allons, puisqu’on nous prend pour le Hollandais et sa femme, laissons faire.

BONAVENTURE. Comment ! vous voudriez ?

ROSALIE. Puisqu’on veut nous obéir malgré nous… commandons…

BONAVENTURE. Mais ce Champagne qui va revenir.

ROSALIE. Précisément… il faut être en mesure avant son retour… On vient ! Ce sont nos fugitifs… c’est elle, c’est ma sœur !

BONAVENTURE, hésitant. Eh bien ! êtes-vous encore en colère contre elle ?

ROSALIE. Certainement, très en colère ! Ah ! mon Dieu !… comme elle est pâle !

SCÈNE IX.

ANDRÉ, ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

MINON. Ma sœur !

ROSALIE. Viens ici.

ANDRÉ. Laissez-moi vous expliquer, madame…

ROSALIE, à Minon. Viens ici, et dis-moi sur-le-champ, dis-moi… Non, non, embrasse-moi d’abord… je te gronderai ensuite… Je n’ai douté de toi qu’un seul instant… une minute de plus, je devenais folle.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE, la repoussant doucement et marchant vers André. Quant à vous… vous êtes un homme… vous avez joué votre rôle méchant et lâche.

MINON, s’élançant. Oh ! ma sœur !

ROSALIE. N’est-ce pas lui qui t’a enlevée ? Qu’il réponde.

ANDRÉ. Je vais répondre, madame, et vous regretterez vos paroles… J’aime Minon…, mais je sais qu’elle vous appartient, parce que vous avez été pour elle plus qu’une mère… Je savais que d’autres avaient fait dessein de vous ravir votre chère enfant.

ROSALIE. Est-il possible ?

ANDRÉ. J’avais entendu le plan, j’avais vu briller l’or qui était le prix du marché… Mon serment me commandait de partir… Minon restait sans défense contre l’homme qui l’avait vouée d’avance au déshonneur.

ROSALIE. Dans tout marché, il y a celui qui achète et celui qui vend.

ANDRÉ. L’acheteur a nom Cornil, le vendeur est ce Champagne.

ROSALIE. L’infâme !

ANDRÉ. J’ai rassemblé tout mon courage… car il fallait braver les pleurs de celle que j’aime ; je l’ai enlevée, madame, je l’ai enlevée pour lui garder son honneur et son bonheur… je l’ai enlevée pour vous la rendre pure, sans tache… et si vous êtes maintenant dans les bras l’une de l’autre… toutes deux souriantes… heureuses toutes deux, c’est que je ne suis ni méchant ni lâche, comme vous le dites, madame, et que j’ai eu le bonheur de jouer mon rôle d’homme, mon beau et simple rôle d’honnête homme.

ROSALIE. Qu’en dis-tu, toi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Dame !… je dis que…

ROSALIE. Tu dis que j’ai tort, n’est-ce pas ? J’ai tort partout, c’est clair ! Jour de Dieu ! je sauverai désormais le prince ou j’y perdrai mon nom ! Le temps passe… Savez-vous quelque chose ?

ANDRÉ. Beaucoup de choses… D’abord, Champagne a présenté au bailli un faux ordre de la cour, et le bailli fera pendre le prince si on le lui commande.

ROSALIE. Comment savez-vous que l’ordre est faux ?

ANDRÉ. Le prince Stanislas de Pologne est l’hôte de la France… en quelques mains que soit le pouvoir, la France ne se déshonore jamais.

ROSALIE. Et l’intention de Champagne ?

ANDRÉ. Je la connais et puis vous la dire. Sur la route, à quelques centaines de toises d’ici, nous avons été attaqués par deux coquins de sa bande : Morel et Robin. Ils avaient été à la solde du prince, autrefois. Le premier a pu s’enfuir, mais j’ai tué l’autre… et il m’a dit en mourant : « Ce n’est pas un prisonnier que nous avions vendu au prix de deux millions, c’est un cadavre. »

MINON. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Est-ce ainsi ?… Ils ne l’ont pas encore, le cadavre !

ANDRÉ. Hélas ! madame, au point où nous en sommes…

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes brave ?

ANDRÉ, avec ardeur. Si je n’avais pas les mains liées… si j’étais libre !…

ROSALIE. Que feriez-vous, si vous étiez libre ?

ANDRÉ. Je courrais au rivage… J’aperçois d’ici les mâts de notre sloop qui fait ses signaux de partance ; un bon petit navire… rapide comme un oiseau !… À bord du sloop sont douze matelots bretons… douze diables incarnés, choisis par moi, un à un, parmi nos marins de Bretagne ! Si j’étais libre, j’irais chercher mes douze matelots… je reviendrais avec eux… le sabre au poing, les pistolets à la ceinture… Nous serions treize… c’est présage de mort. Par le sang de mon père, les morts seraient ceux qui essaieraient de nous barrer le passage !

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes libre…

ANDRÉ. Est-il possible ?