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qu’ils s’en doutent… (Il pose sa plume.) Car j’ai été valet de chambre, moi !… et pis que cela !… je crois que j’ai reçu des coups de canne. (Il tâte son épaule.) J’en suis même sûr ! (Reprenant la plume.) Vertubleu ! gare à mes laquais quand je vais être millionnaire… Je sais par expérience comment on rosse la maraudaille ! (Écrivant, regardant ses papiers à distance.) Là !… j’y serais presque trompé moi-même !… Monsieur le lieutenant de police n’imiterait pas mieux sa propre signature ! (Il prend ses pistolets.) Et ceci ?… est-ce en état ? (Il tire sa poire à poudre et renouvelle les amorces.) Holà ! quelqu’un ! (Il cache les pistolets sous les revers de son habit.) Mon ami Champagne… vous risquez votre tête, cette fois… Tenez bien vos cartes… et jouez serré !

SCÈNE II.

CHAMPAGNE, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE. Voilà, monsieur.

CHAMPAGNE. La mer est basse ?…

L’AUBERGISTE, à la fenêtre. Elle baisse…

CHAMPAGNE, montrant le port. À quelle heure une de ces barques pontées pourrait-elle appareiller ?

L’AUBERGISTE. Est-ce pour aller loin ?

CHAMPAGNE. Des réponses, s’il vous plaît, l’ami, et pas de questions.

L’AUBERGISTE. Nous sommes dans la morte eau, il faut attendre le plein… Vers deux heures après midi, on peut mettre à la voile.

CHAMPAGNE. C’est bien…

L’AUBERGISTE Est-ce tout ce que veut monsieur ?

CHAMPAGNE. Non… je veux savoir s’il y a un juge, un bailli, un prévôt… enfin quelque chose, dans ce petit pays…

L’AUBERGISTE. Comment, petit pays ! La cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. L’ami, je vous demande s’il y a un juge, un prévôt, un bailli…

L’AUBERGISTE. Il y a de tout cela, monsieur… et le bailli déjeune juste même dans une salle à manger… Si vous voulez le voir.

CHAMPAGNE. Je ne vais pas trouver les baillis, mon garçon… ce sont les baillis qui viennent me trouver.

L’AUBERGISTE, à part. Peste !… C’est un grand personnage !

CHAMPAGNE. Allez lui dire qu’il vienne, et sur-le-champ !

L’AUBERGISTE. Il suffit, monseigneur.

SCÈNE III.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

CHAMPAGNE, seul. À deux heures la marée… nous avons le temps…

L’AUBERGISTE, menant le bailli. Croyez-moi, demandez-lui ses papiers… (Il sort.)

LE BAILLI. Monsieur…

CHAMPAGNE. C’est vous qui êtes le bailli de Quillebœuf ?

LE BAILLI, fièrement. J’ai, monsieur, cet honneur… et je veux savoir…

CHAMPAGNE. Avez-vous entendu parler de l’abbé Dubois… le meilleur ami du régent ?

LE BAILLI. Je crois bien ! veuillez me dire, s’il vous plaît…

CHAMPAGNE. Savez-vous quel est le meilleur ami de l’abbé Dubois ?

LE BAILLI. Non, mais je suis d’avance son zélé serviteur, monsieur, de tout mon cœur… Ayez l’obligeance de me dire…

CHAMPAGNE. Connaissez-vous le seing de monsieur le lieutenant de police ?

LE BAILLI. Monsieur, je le connais… c’est mon état… et je le vénère. C’est mon opinion… mais cela ne m’interdit pas de vous demander…

CHAMPAGNE, lui présentant un papier. Lisez ceci.

LE BAILLI, mettant ses lunettes. Ordre de prêter main-forte et d’obéir aveuglément à meinherr Cornélius Van Zuyp… (Regardant Champagne par-dessus ses lunettes.) Ce nom me semble avoir une physionomie étrangère.

CHAMPAGNE. C’est le nom d’un Hollandais qui possède vingt-huit vaisseaux marchands dans les mers de l’Inde, trois comptoirs en Europe, cinq factoreries au Bengale, une douzaine d’habitations aux Antilles, des pêcheries à Saint-Pierre et Miquelon, etc., etc., etc.

LE BAILLI. Ce doit être un Hollandais bien à son aise !…

CHAMPAGNE. C’est de plus le meilleur ami de l’abbé Dubois, qui est le meilleur ami de monseigneur le régent.

LE BAILLI. Je vous répète que je suis, monsieur, son serviteur de tout mon cœur… Est-ce vous ?

CHAMPAGNE. Non… mais je suis son bras droit et son factotum.

LE BAILLI. L’ordre est positif… commandez, monsieur, commandez… le bailli de Quillebœuf a toujours mis l’obéissance au rang de ses vertus.

CHAMPAGNE. Meinherr Cornil va venir.

LE BAILLI. De sa propre personne, monsieur ?…

CHAMPAGNE. Avec la comtesse Pfafferlhoffen, son épouse.

LE BAILLI. Sa propre épouse, monsieur ?

CHAMPAGNE. Aussi noble qu’il est riche… dernier rejeton des comtes Pfafferlhoffen, électeur de Bottorf… cousine issue de germaines du prince souverain de Lippe-Rottembourg.

LE BAILLI. Ah ! quel honneur, monsieur, pour la cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. Rendez-vous digne de cet honneur… Ils poursuivent des coupables… un prisonnier d’État…

LE BAILLI. J’ai compris, monsieur.

CHAMPAGNE, confidentiellement. Le prince Stanislas de Pologne… a ses affidés.

LE BAILLI. Chut ! monsieur, j’ai compris !

CHAMPAGNE. Deux jeunes gens et une jeune fille.

LE BAILLI. Une jeune fille et deux jeunes gens… Monsieur, j’ai compris.

CHAMPAGNE. Si les fugitifs arrivent les premiers…

LE BAILLI. Coffrés, monsieur.

CHAMPAGNE. C’est cela, monsieur le bailli, on saura à Paris que vous êtes un homme intelligent.

LE BAILLI. Énergique et sobre, monsieur, et qui désirerait de l’avancement.

CHAMPAGNE. Comptez sur moi.

LE BAILLI. Ou même une simple augmentation d’honoraires.

CHAMPAGNE. Si je suis content de vous… je ne vous en dis pas plus long… Je cours au port, fréter une barque pontée… À bientôt.

LE BAILLI. Au port ? (Ouvrant une porte à droite.) Par là, monsieur, par là, vous y serez beaucoup plus vite… À bientôt, monseigneur.

CHAMPAGNE. Songez que vous me répondez du prince Stanislas sur votre tête ! (Il sort.)

SCÈNE IV.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, entrant. Lui avez-vous demandé ses papiers ?

LE BAILLI. Un pareil personnage !… un ami de l’ami de l’abbé Dubois, et de la cousine issue de germaine du prince souverain de… enfin, n’importe !… Si je pouvais opérer cette importante capture ! quelle gloire !

L’AUBERGISTE, regardant par la fenêtre. Monsieur le bailli, vous êtes né coiffé.

LE BAILLI. Parce que…

L’AUBERGISTE. Si j’ai bien entendu pendant que j’étais là aux écoutes…

LE BAILLI. Ah ! vous étiez là aux écoutes… monsieur Célestin ?

L’AUBERGISTE. Par intérêt pour vous… je ne pouvais pas vous laisser seul avec un inconnu… Si j’ai bien entendu, il s’agit de deux jeunes gens et d’une jeune fille.

LE BAILLI. Précisément.

L’AUBERGISTE. Alors ce sont eux !… dans la cour… tenez !

LE BAILLI, à la fenêtre. En effet… ce sont eux… lequel est le prince ? Laisse-les monter, Célestin !… garde-les à vue ! Tu m’en réponds sur ta tête !… Va… va… fais mettre sur pied les hallebardiers du bailliage ! Va, Célestin c’est le plus beau jour de ma vie !

L’AUBERGISTE. Les voilà !

SCÈNE V.

LE BAILLI, ANDRÉ, MINON.

ANDRÉ, à la cantonade. Nous resterons seulement jusqu’à l’heure de la marée… veillez à ce que la chambre de notre… compagnon soit bien close et qu’il ne soit point dérangé… il a besoin de repos.

L’AUBERGISTE. Ils ne sont que deux !

LE BAILLI. Va, Célestin, s’il en est temps encore, va faire arrêter le troisième.

L’AUBERGISTE. Oui, monsieur le bailli. (Il sort.)

MINON, se laissant tomber sur un siége. Quand je pense à ma sœur, je voudrais être morte !

ANDRÉ. Minon… cela me navre de vous voir triste et découragée… mais je vous aime tant !… vous voir pleurer sans cesse.

MINON. André, vous me protestez de la pureté de vos intentions… je voudrais vous croire… mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

ANDRÉ. La présence du prince…

MINON. Mais à présent nous sommes seuls.

ANDRÉ. Quelques mots suffiront à ma justification…

LE BAILLI, se rapprochant. Ce sont évidemment deux êtres de l’espèce la plus dangereuse !…

ANDRÉ, l’apercevant. Que veut cet homme ?

LE BAILLI. J’ai l’honneur d’être, monsieur, le bailli de la cité de Quillebœuf.

ANDRÉ. Monsieur !…

LE BAILLI. L’affaire de votre complice est faite.

ANDRÉ. Que dites-vous ? notre complice ?

LE BAILLI. J’ai la réputation, monsieur, d’être un homme sobre, énergique et intelligent… Je vous arrête au nom du roi.

ANDRÉ. C’est une méprise.

LE BAILLI. Ainsi que cette jeune personne.

ANDRÉ. Je suis gentilhomme, monsieur.

LE BAILLI. Monsieur, je suis bailli, mes hallebardiers sont sous les armes… toute résistance est impossible.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, arrivant essoufflé. Chaud ! chaud ! les voilà !

LE BAILLI. Plus de calme, Célestin… de qui parlez-vous ?

L’AUBERGISTE. L’homme qui a vingt-huit comptoirs… des vaisseaux… des cannes à sucres… et la comtesse son épouse ; ils sont là !

ANDRÉ, à part. Cornil !… nous sommes perdus !

LE BAILLI. N’ajoutez pas une parole, Célestin ; j’ai compris… qu’avez-vous fait du prince ?

L’AUBERGISTE En prison !

LE BAILLI. Qu’ils aillent le rejoindre… Jeune homme, et vous, jeune fille, suivez ce fonctionnaire. (Un hallebardier est entré.)

MINON, à André. Si vous résistez… on vous éloignera du prince…

ANDRÉ, au bailli. Nous sommes prêts.

LE BAILLI. Allez, hallebardiers… que vos compagnons veillent… Allez ! (Ils sortent)

SCÈNE VII.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE, ROSALIE, BONAVENTURE.

LE BAILLI, se confondant en saluts. Mon-