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Champagne… mais je sais ce que je dis…

STANISLAS. Madame… Je ne voulais qu’une chose ; guérir les plaies de ma patrie.

ROSALIE. C’est cela !… vous êtes plus doux qu’un agneau !…

STANISLAS. Tout souverain est un soldat ; chez nous surtout, le sceptre est une épée… Madame, c’est le ciel qui punit la terre par le grand fléau des batailles… Une fois hors du fourreau, mon épée n’y serait rentrée que victorieuse !

ROSALIE. Dame, quand on a tant fait que de sauter le fossé… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Le fossé ?… pardié !… la bourgeoise ! (À part.) Je comprends rien du tout à ça.

ROSALIE, à part. Mais il ne m’enjôlera pas !… Ah bien ! par exemple ! (Haut.) Cette reine qui est là-bas à Saint-Germain…

STANISLAS. C’est ma mère !

ROSALIE. Savez-vous ce qu’elle m’a fait, votre mère ?

BONAVENTURE. Aïe !… la robe de douze écus !

STANISLAS. Je ne sais, madame ; mais en effet je me rappelle que vous passiez sur la route. Moi, j’étais dans le bois… En ce moment, j’envoyai à ma mère un dernier baiser… elle fit tourner son carrosse pour me voir une minute de plus…

ROSALIE, émue. Pauvre femme ! (À Bonaventure.) Elle était mauvais teint, ma robe.

BONAVENTURE. Et puis, elle ne vous allait guère bien, la bourgeoise.

ROSALIE. Tout ça est bel et bon… mais ça n’est pas une raison pour mettre le feu aux quatre coins de l’univers… Qu’avez-vous à répondre ?

STANISLAS. Ils vous savaient généreuse et bonne… ils ne pouvaient vous tourner contre moi qu’en vous trompant… ils vous ont trompée… Je hais la guerre autant que vous pouvez la détester… Si je fais la guerre, le premier sang qui coulera sortira de ma veine, et jamais ce sang ne rougira que la terre de ma patrie !… C’est là que nous combattrons, madame, c’est là que nous mourrons… c’est là que le dernier des miens tombera, si Dieu ne nous donne pas la victoire… car la guerre que je ferais, moi, madame, c’est la guerre juste, c’est la guerre sainte… la guerre de la patrie armée pour repousser l’étranger.

ROSALIE, émue. Mais c’est beau, cela !… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Je crois bien que c’est beau ! ça donnerait presque envie d’être soldat !

STANISLAS. Madame, je vous ai montré le fond de mon cœur… Voulez-vous me donner le moyen de rejoindre mes amis qui m’attendent au bord de la mer, à l’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf ?

BONAVENTURE. Écoutez !

ROSALIE. Ce sont eux… (Stanislas fait un mouvement pour s’esquiver par la porte de gauche, Rosalie l’arrête brusquement.) Où allez-vous ? ces hommes qui arrivent m’ont promis vingt mille livres si je voulais vous vendre.

BONAVENTURE. Vingt mille livres !… ah ! bah ! c’était de là qu’elles vous venaient !

STANISLAS, se redressant. Et vous n’avez pas refusé !… Eh bien ! livrez-moi donc !… je suis prêt… je mourrai en prince !

ROSALIE. C’est vrai !… Regarde, Bonaventure… il n’a pas peur !… c’est un noble jeune homme !

CORNIL, au dehors. Il est ici !… nous allons le prendre comme dans un piège à loup !

ROSALIE. C’est la voix du Hollandais… nous n’avons pas le temps de la réflexion… Ah !… par là ! (Elle ouvre une petite porte à droite.) Entre avec lui, Bonaventure !

BONAVENTURE. Mais…

ROSALIE. Pas de mais !… Écoute-moi !… Si tu m’aimes, tu trouveras un moyen de le sauver…

BONAVENTURE, avec élan. Si je vous aime !

STANISLAS, à Rosalie. Excellent et généreux cœur !

ROSALIE, les poussant. Les voilà !… jour de Dieu ! entrerez-vous ? (Ils sortent.)

SCÈNE X.

ROSALIE, CORNIL, L’ÉPOUSE. — Au moment où Stanislas disparaît dans le cabinet, Cornil paraît sur le seuil. Rosalie est debout devant le cabinet, comme si elle voulait en défendre l’entrée.

CORNIL. J’en étais sûr, je l’ai vu… (Il s’avance vers Rosalie d’un air hautain.) Madame, il y a quelqu’un de caché dans cette chambre ?

ROSALIE. Oui.

CORNIL. Qui est ?

ROSALIE. Ça ne vous regarde pas.

CORNIL. Mes hommes sont armés… je cherche quelqu’un qui vaut deux millions… tout me regarde.

ROSALIE. Je suis maîtresse chez moi, peut-être ?

CORNIL. Chez vous ! c’est par moi que vous êtes ici chez vous…

ROSALIE. Reprenez-moi ce que vous m’avez donné, mais vous n’entrerez pas !

CORNIL. J’entrerai, j’entrerai, vous dis-je… Dussions-nous forcer cette porte… Suivez-moi ! Arrière, madame ! le prince est là.

L’ÉPOUSE, entrant. Le prince !

SCÈNE XI.

LES MÊMES, BONAVENTURE.

BONAVENTURE, paraissant sur le seuil avec les habits de Stanislas. Me voici, que voulez-vous de moi ?

ROSALIE, étonnée. Lui !

CORNIL. Le prince !

ROSALIE, bas à Bonaventure. Est-il parti ?

BONAVENTURE, de même. Je ne sais pas. (Les gens de Cornil entrent en tumulte et armés.)

SCÈNE XII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. Que signifie tout ce bruit ? et cette chaise de poste attelée dans la cour ?

ROSALIE, à Bonaventure. Nous sommes perdus !

CORNIL. C’est ma chaise de poste, monsieur de Champagne… Ah ! ah !… vous êtes un bien habile homme ! et j’ai beaucoup de bonté de payer si cher vos services quand je fais moi-même votre besogne !

CHAMPAGNE. Comment ?

CORNIL. Vous cherchez le prince, et moi je le trouve.

CHAMPAGNE, étonné. Le prince !…

CORNIL, montrant Bonaventure. Le voilà, parbleu !

CHAMPAGNE. Ce n’est pas lui, écoutez… au diable !… il y a trahison !… ce n’est pas lui… (Bruit de la chaise de poste et fouet de postillon.)

BONAVENTURE. Parti !

ROSALIE. Sauvé !

JOLIBOIS, se précipitant dans la chambre. La bourgeoise !… vos deux hommes de confiance… André et Bonaventure…

ROSALIE. Eh bien ?

JOLIBOIS. Ils viennent de partir avec mademoiselle Minon.

ROSALIE. Avec Minon !

JOLIBOIS. En chaise de poste !

CORNIL. Dans la mienne…

CHAMPAGNE, saisissant Bonaventure au collet. Le voilà, Bonaventure !

JOLIBOIS. Tiens ! tiens !… Et l’autre ?

CHAMPAGNE, à Rosalie. Vous comprenez tout, vous, madame… L’autre, c’est le prince… Le prince qui se charge lui-même de nous venger et de vous punir… Le beau postillon André, c’est son âme damnée, c’est le chevalier de Rieux qui enlève votre sœur !

ROSALIE, atterrée. Ma sœur ! Minon ! perdue ! perdue !… et c’est cet André ! J’ai encore fait le bien, et j’en suis encore punie ! Écoutez, vous !… je vais faire le mal, moi ici ! et je parie que j’en serai récompensée !

BONAVENTURE, essayant de l’arrêter. La bourgeoise… prenez garde !…

ROSALIE. Laisse-moi ! (À Champagne.) Voulez-vous suivre sa trace ? Il va droit à Quillebœuf… il ne s’arrêtera qu’à l’auberge de la Tête-Noire.

CHAMPAGNE. Merci, femme ! En route, patron !

CORNIL. Je suis prêt.

CHAMPAGNE. Nous arriverons à Quillebœuf les premiers, c’est moi qui vous le dis… et cette fois, mort ou vif, il nous le faut ! (Champagne, Cornil et l’épouse sortent précipitamment.)

SCÈNE XIII.

ROSALIE, BONAVENTURE. Rosalie s’est laissée tomber sur un siége.

BONAVENTURE. Qu’avez-vous fait ?

ROSALIE. J’ai bien fait.

BONAVENTURE. Ils vont l’atteindre.

ROSALIE. Tant mieux ! Rendre le bien pour le mal appartient aux anges… Bien pour bien… mal pour mal… c’est notre loi à nous qui ne sommes pas des saints… mais rendre le mal pour le bien, c’est l’enfer ici-bas !… Qu’ils le prennent ! qu’ils le tuent ! qu’ils en fassent ce qu’ils voudront ! Minon ! ma petite Minon chérie !… Sais-tu comme je l’aimais, toi !… qui donc le savait !… le savais-je moi-même !… Ah ! c’était mon cœur… tout mon cœur !… Minon !… ma sœur, ma fille !…

BONAVENTURE. La bourgeoise !

ROSALIE. Eh bien ?

BONAVENTURE. Les deux hommes qui étaient à l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où votre père a été tué, marchent à la suite de ce Champagne.

ROSALIE. Des assassins !

BONAVENTURE. Et c’est vous qui les avez mis sur sa trace !

ROSALIE. C’est moi… (Elle se couvre le visage de ses mains. – Brusquement :) Fais seller mes deux meilleurs chevaux !

BONAVENTURE. Pourquoi faire ?

ROSALIE. Je veux réparer ce que j’ai fait.

BONAVENTURE. Partir vous-même ? Y pensez-vous, la bourgeoise ? Il y a du danger…

BONAVENTURE. Ce sont des assassins…

ROSALIE. Tu prendras des pistolets… (Elle jette sa mante sur ses épaules.)

BONAVENTURE. Pour moi qui suis un homme… mais vous, la bourgeoise !… une femme !

ROSALIE. Une femme qui n’a pas peur vaut un homme… Moi, je n’ai jamais eu peur… Va, te dis-je !… (Elle l’entraîne vers la porte, sortant la dernière.) Tu prendras des pistolets, et à la garde de Dieu !



ACTE V.

L’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf. Galerie au fond, derrière laquelle on voit des navires à l’ancre.



SCÈNE PREMIÈRE.

CHAMPAGNE, seul. Il écrit devant une table sur laquelle sont deux pistolets.

Je n’aurais jamais cru que ce petit prince Stanislas pût me conduire si loin !… Mais qu’importe ? ma dernière partie est gagnée d’avance… Vivent les grands moyens ! (Il écrit.) On est heureux en vérité d’avoir fait un peu de tout en sa vie… Si je n’avais pas été valet de chambre du traitant l’Ermitage, qui contrefaisait si parfaitement la signature du contrôleur, j’ignorerais probablement cet art ingénieux de faire parler les gens sans