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MINON. Sœur, qu’est-ce que c’est donc cet homme… ce vagabond… comme tu dis… et que tu as fait porter bien doucement, bien doucement ?…

ROSALIE. Une sottise que j’ai faite !… ne parlons pas de ça ! (Minon baise la main de Rosalie. Rosalie, retirant sa main.) Je ne suis pas en train d’être caressée !… Laisse-nous, Bonaventure… j’ai à gronder cette enfant-là… Veillez au jeune vagabond… un bouillon, une aile de poulet, n’importe quoi…

BONAVENTURE. Pourvu que ça soit bon, pas vrai, la bourgeoise ?

ROSALIE. Tu reviendras me prévenir quand ce monsieur Champagne et son patron arriveront…

BONAVENTURE. Ne grondez pas trop fort…

ROSALIE, rudement. Va-t’en !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise ! (Il sort, effrayé.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, MINON.

MINON, à part. Me gronder !… Est-ce qu’elle se douterait ?…

ROSALIE. À nous deux, mademoiselle Minon !… Je ne suis pas contente de vous…

MINON, à part. Elle sait tout !…

ROSALIE. Il faut que cela finisse !

MINON, tremblante. Ma sœur…

ROSALIE. Bien ! bien !… je ne me laisserai pas prendre aujourd’hui à vos câlineries… je suis fort en colère !

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Il faut que cela finisse, vous dis-je ; toutes ces robes, toutes ces coiffures… tous ces colifichets, en un mot, ne me vont pas du tout !

MINON, respirant, à part. Ah ! que j’ai eu peur ! (Haut.) Ma sœur chérie, je m’habillerai comme vous voudrez.

ROSALIE, raillant. Oh ! sans doute ! sans doute !… tu es obéissante, toi… en paroles… tu ne te révoltes jamais… quitte à faire toujours ta petite volonté… Nous te connaissons, fillette !… va, tu ne vaux ni plus ni moins que les autres… Qu’est-ce qui te fait tes robes ?

MINON. À Bar-le-Duc, c’était…

ROSALIE. La sotte !… elle t’a laissé un pli dans le dos… Elle est bien heureuse que nous ayons quitté le pays… je l’aurais changée !… Mais voyez donc, là, en conscience, si cette jupe est faite pour une fille d’auberge ! car vous n’êtes qu’une fille d’auberge, mademoiselle Minon !

MINON, soupirant. Je le sais bien, ma sœur !

ROSALIE. Oui, oui… vous soupirez gros, ma belle !… vous aimeriez mieux avoir été recueillie par une princesse !… je conçois ça !…

MINON, les larmes aux yeux. Ah ! ma sœur !…

ROSALIE. Si tu pleures, nous allons nous fâcher !… Essuie tes yeux ! Fille d’auberge ! fille d’auberge !… Il y a auberge et auberge… Je te dis d’essuyer tes yeux. (Elle lui essuie les yeux avec son tablier.) La poste de Nonancourt !… jour de Dieu !… Si une autre que moi t’appelait fille d’auberge !…

MINON. C’est pourtant la vérité…

ROSALIE. Du tout !… C’est-à-dire… enfin, sans doute, mais je n’entends pas qu’on soit malhonnête avec toi !… On leur en donnera des filles d’auberge semblables !… Allons, souris-moi… mieux que cela !… Tu es coquette !… le beau malheur !… C’est de ton âge… et encore, coquette, entendons-nous. (Elle caresse les cheveux de Minon.) Moi, je lissais mes cheveux mieux que ça… et ils n’étaient pas si beaux… et je n’étais pas coquette !… Me gardes-tu rancune ?

MINON. Est-ce que c’est possible ?

ROSALIE. Je vais te parler comme à une grande demoiselle bien raisonnable… On peut gronder pour les colifichets… mais tu n’en as pas, toi, de colifichets… et d’ailleurs, je les trouve drôles ces gens-là !… Quand les colifichets qu’on a ne doivent rien à personne… dame !… pas vrai, fillette ?… Qu’est-ce qu’ils ont à dire ? Ôte un peu voir ce fichu-là, Minette.

MINON. Mon fichu, ma sœur ? Est-ce que tu le trouves trop beau ? Il est de simple toile.

ROSALIE, lui montrant un fichu qu’elle a tiré de dessous sa mante. Préfères-tu celui-ci ?

MINON. Oh ! la charmante broderie !

ROSALIE. Essaye-le, veux-tu, Minon ?

MINON, essayant le fichu. Je veux bien. (Rosalie va décrocher un miroir et le tient devant elle.) C’est trop joli !… c’est bien trop joli !…

ROSALIE. Est-ce qu’il y a quelque chose de trop joli pour toi ! (L’admirant.) Sais-tu que tu as un cou de duchesse, Minon ? Il faut un collier à ce cou-là.

MINON. Un collier !

ROSALIE. Tu sais bien… je t’ai promis de te remplacer cette chaîne et cette médaille… Ne bouge pas !… (Elle lui agrafe le collier.)

MINON. Un collier de perles !

ROSALIE. Si tu sautes comme cela, comment veux-tu que je l’attache ?

MINON, se regardant. Quel bonheur !

ROSALIE. Petite folle !… Mais je suis plus enfant que toi !

MINON, attendrie. Ah ! sœur !… sœur !… que tu es bonne ! que tu es bonne !

ROSALIE. Moi ? moi qui te gronde toujours ! (Minon la couvre de baisers.) J’ai tort de te gronder, pauvre ange chéri ! tu n’as plus de mère… Il te faudrait quelqu’un de meilleur pour t’aimer… Qu’elle est jolie ! (Avec passion.) Qu’elle est belle ! (Se reprenant.) Tu comprends bien, Minette, moi, je te trouve jolie, parce que je suis ta sœur… presque ta mère ; si les godelureaux te disent cela, il ne faut pas les croire… Je voudrais savoir comment tu m’aimes, Minon ?

MINON. Oh ! sœur !… je ne peux pas le dire ! Je te dois tout !

ROSALIE. Tu ne me dois rien, enfant… Tu as été le bonheur et le calme de ma jeunesse… Tu ne me dois rien… et je te dois tout, si tu m’aimes…

MINON. Si je t’aime !… Mais je suis ton ouvrage… je suis ta fille !

ROSALIE. C’est vrai, cela !… merci… Sais-tu, Minon, maintenant, te voilà grande et belle… Je veux te marier jeune, pour que tu sois heureuse longtemps.

MINON, avec effroi. Me marier, sœur ?…

ROSALIE. Sois tranquille… je choisirai pour toi… Tu auras une dot… dix mille livres.

MINON, à part. Si je lui disais…

ROSALIE, la serrant brusquement contre son cœur. Laisse-moi t’embrasser bien comme il faut ! (La repoussant tout à coup.) Tiens, fillette, je t’aime trop !… ça n’a pas le sens commun ! Je ne t’aimerais pas tant si j’étais ta vraie mère… S’il t’arrivait malheur, je mourrais !

MINON. Mourir !…

ROSALIE, riant et changeant de ton. Je dis ça !… et tu me crois… Mourir ! peste ! comme nous y allons !… Quand on se met à rabâcher comme ça des sensibleries !… Jour de Dieu ! rions, Minon !… Approche mon rouet, prends ta broderie. (Elles s’installent toutes deux auprès du guéridon.) Qu’as-tu fait pendant mon absence ?

MINON, à part. Tant pis ! Elle est de bonne humeur… je me risque. (Haut.) Marie-Rose est venue me voir.

ROSALIE, filant. Ah !… la voisine aux histoires ?

MINON, brodant. Elle m’en a justement conté une qui est bien touchante, va !

ROSALIE. Je me méfie des histoires touchantes…

MINON. Oh ! celle-là…

ROSALIE. Quelque baliverne !… Voyons son histoire !

MINON. Il y avait une fois une jeune fille bien jolie.

ROSALIE. Pas si jolie que toi…

MINON. Qui demeurait avec sa mère, qui était bien bonne… mais pas si bonne que toi, c’est impossible.

ROSALIE. Tu me rends la monnaie de ma pièce… c’est bon !

MINON. Un jeune seigneur, qui aimait la jeune fille…

ROSALIE. Ah ! voilà ?

MINON. Si tu ne veux pas que je raconte, ma sœur ?

ROSALIE. Va toujours.

MINON. Ce n’est pas long… Le jeune seigneur vint se gager dans la maison comme garde-chasse… et puis la mère s’aperçut que ce n’était pas un garde-chasse ordinaire… et puis…

ROSALIE. Et puis…

MINON. Dis… qu’aurais-tu fait à la place de la mère, toi, ma sœur ?

ROSALIE. Que fit la mère, dans ton histoire ?

MINON. La mère les maria.

ROSALIE. Moi, je ferais flanquer le galant en prison, et je mettrais la jolie fille au couvent…

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE, se levant. Et je te défends de recevoir cette Marie-Rose.

MINON, à part. La prison pour lui !… le couvent pour moi !

ROSALIE. Pourquoi m’a-t-elle conté cette histoire… (À Bonaventure, qui entre.) Qu’est-ce que tu veux, toi ?

SCÈNE IX.

LES MÊMES, BONAVENTURE, STANISLAS.

BONAVENTURE. C’est les gens de Paris… l’homme et la femme que je lui ai repris le parapluie… Ils sont dans la cour… et ce n’est pas tout… y a le jeune homme vagabond…

ROSALIE. Eh bien !

BONAVENTURE. Eh bien ! dès qu’il les a vus, il est devenu tout pâle…

ROSALIE. Que veux-tu que j’y fasse ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Enfin, il veut vous voir… en particulier.

ROSALIE. Qu’il vienne !… (À Minon.) Va, petite.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE. Comme te voilà tremblante, va… je ne t’en veux pas pour ton histoire… mais va donc !… j’ai besoin d’être seule. (Elle la baise.)

ROSALIE, à part. Encore s’occuper des autres ! (Haut.) Que voulez-vous ?

STANISLAS. Vous m’avez sauvé la vie, madame.

ROSALIE. Je le sais bien.

STANISLAS. Mettez le comble à vos bontés… donnez-moi les moyens de fuir.

ROSALIE. Pourquoi fuir ?… vous êtes en sûreté chez moi.

STANISLAS. Tout à l’heure, j’ai aperçu dans la cour…

ROSALIE. Le Hollandais et sa femme ? Soyez tranquille, ces gens-là ne viennent pas pour vous… ils ont de plus gros gibier à courir !

STANISLAS. Madame !

ROSALIE. Ils cherchent le prince Stanislas de Pologne. (Riant.) Êtes-vous prince, vous ?

STANISLAS. Je suis le prince Stanislas de Pologne, madame.

BONAVENTURE. Le vagabond… C’était…

ROSALIE, reculant. Vous êtes… Voilà une histoire !… (Haut) Tant pis pour vous, jeune homme, vous auriez mieux fait de ne point me dire cela.

BONAVENTURE. Pourquoi donc, la bourgeoise ?

STANISLAS. Nous autres gentilshommes, madame, nous disons la vérité, même en face de la mort.

ROSALIE, à part. Il n’a pourtant pas l’air tout à fait d’un fou ni d’un furieux. (Haut.) Si j’avais su hier que vous étiez ce brandon de discorde… ce lion déchaîné… je ne me rappelle pas bien les propres paroles de monsieur