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ANDRÉ. Je suis allé à Saint-Germain ou mon devoir m’appelait.

MINON. Tenez… osez me dire que vous n’êtes pas gentilhomme ?

ANDRÉ. Je le suis.

MINON. Mon petit livre… (elle le pose sur la table) nous ne nous occuperons plus de M. André qui est gentilhomme !… Les gentilshommes n’épousent pas de pauvres filles comme moi. Votre servante, monsieur André ! (Elle va pour s’éloigner.)

ANDRÉ, la retenant. Minon ! restez je vous en supplie… me punirez-vous de vous avoir parlé sans détour ? Je viens de vous donner la preuve que je ne sais pas mentir… écoutez-moi et croyez-moi ! Mon nom est noble, c’est vrai ; mais mon père et ma mère sont morts… je suis seul ; le malheur me fait libre… je n’ai au monde que mon épée… Minon, je vous aime sincèrement et saintement… je vous jure que, dans ma pauvre maison, vous serez honorée comme une reine et heureuse autant qu’on peut l’être ici-bas… Mais je vous le dis, si vous ne voulez pas être ma femme, je suis soldat… je vous dirai adieu, je vous souhaiterai du bonheur… et je vous dirai adieu pour toujours !… Vous ne répondez pas ?… faut-il partir ?

MINON. Ah ! un bruit de chevaux !… Est-ce déjà ma sœur !… Ah ! seigneur Dieu ! rien n’est préparé !… vais-je être grondée !…

ANDRÉ. Minon !… un mot !… un seul mot…

MINON, à la fenêtre. Ce sont trois hommes… je les connais… ils sont venus tous trois à Bar-le-Duc… le premier est celui qui a fait avoir le brevet à ma sœur…

ANDRÉ. C’est moi…

MINON. Vous ! au fait, il y avait deux brevets.

ANDRÉ. Je veux voir celui qui a fait avoir l’autre… (À la fenêtre, à part.) Champagne ? le complice du Hollandais ! Robin et Morel, mes deux traîtres !… Et le prince qui va venir !

MINON. L’un des deux autres… (Elle recule.) Celui-là…

ANDRÉ. Eh bien ?

MINON, d’une voix étouffée. C’est l’homme qui resta seul dans la salle basse de l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où le père Valentin fut assassiné dans son lit…

ANDRÉ, à part. Robin !… ils y étaient tous les trois… (Haut.) C’est qu’aujourd’hui comme ce jour-là, Minon, il s’agit d’un assassinat…

MINON, épouvantée. Que dites-vous ?

ANDRÉ. Je me retire, il ne faut pas que ces hommes me voient.

MINON. Ils vous connaissent ?…

ANDRÉ. Ils me connaissent… et je ne les perdrai pas de vue ! (Il sort.)

SCÈNE III.

MINON, puis CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

MINON, un instant seule. Seigneur Dieu ! je n’ai plus de sang dans les veines… et ma sœur Rosalie qui n’est pas là… Les voici !…

CHAMPAGNE, entrant. Bonjour, la jolie fille !

ROBIN. Bonjour, Minette !

MOREL. Un amour que cette enfant-là !

MINON, très-émue. Messieurs.

CHAMPAGNE. Nous plaisons-nous à la poste de Nonancourt ? (Elle veut s’éloigner.)

CHAMPAGNE. Attendez donc, ma belle enfant !… Est-ce que nous vous faisons peur ?

MINON. Oh ! non, messieurs… non, certes.

CHAMPAGNE. La bourgeoise ne va pas tarder à revenir, je pense ?

MINON. Nous l’attendons d’un instant à l’autre.

CHAMPAGNE. Et, dites-moi… le postillon André…

MINON, à part. Ils savent qu’il est ici !…

CHAMPAGNE. Ça vous donne de belles couleurs, la jolie fille, quand on parle d’André…

MINON. Il n’est pas à la maison, monsieur.

CHAMPAGNE, bas à ses hommes. Quand je vous disais ! il est à Saint-Germain avec le prince. (À Minon qui s’esquive.) Un instant, ma chère enfant, que diable !…

MINON, faisant la révérence et sortant. Excusez-moi, messieurs, je vais à mon ouvrage. (À part.) Oh ! ces hommes !… c’est peut-être André qu’ils veulent assassiner !

SCÈNE IV.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Nous avons à nous occuper de cet enfant-là ?

ROBIN. Vraiment !

MOREL. C’est de la besogne bien mignonne.

CHAMPAGNE. Mais d’abord, combien êtes-vous autour de Nonancourt ?

ROBIN. Douze, en nous comptant… il y a aussi des embuscades sur la route de Saint-Germain.

CHAMPAGNE. Écoutez-moi. C’est au sujet de la petite.

ROBIN. Ah ! ah !

CHAMPAGNE. Le patron la veut.

ROBIN. Pour faire les honneurs de la petite maison ?

MOREL. C’est tout simple… Il a de quoi, cet homme !

CHAMPAGNE. Il faut qu’elle soit enlevée ce soir et qu’elle parte avec vous pour Paris.

ROBIN. Convenu !

MOREL. Le patron paye bien.

CHAMPAGNE. Il va venir… vous aurez vos étrennes… Maintenant, à votre besogne !… ne laissez rien passer sur la route, entendez-vous !…

ROBIN, se levant. Ça va sans dire !

CHAMPAGNE. Excepté toutefois la chaise du patron, et la carriole de la bourgeoise… allez !

ROBIN, à part. Arrêter la carriole de cette femme-là !… j’aimerais mieux m’attaquer au diable !

MOREL. À quand, pour la petite ?

CHAMPAGNE. À la brune, par la porte de derrière.

ROBIN. Et on payera ?

CHAMPAGNE. D’avance… allez.

ROBIN et MOREL, sortant. On y sera ?

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, UN DOMESTIQUE, puis ANDRÉ.

CHAMPAGNE. Comment le prince a-t-il pu sortir de Saint-Germain ?… c’est inexplicable !… Holà ! quelqu’un. (Un domestique paraît.) Une chambre, je tombe de sommeil !

LE DOMESTIQUE. Je vais vous conduire.

CHAMPAGNE. Vous me réveillerez, dès que madame Valentin sera de retour.

LE DOMESTIQUE. Il suffit, monsieur.

CHAMPAGNE, sortant. Quand on a voyagé toute la nuit a franc étrier… (Il passe devant le domestique et sort.)

ANDRÉ, à la porte de droite. Pst !… (Le domestique s’arrête.) Sous aucun prétexte, tu ne l’éveilleras !

LE DOMESTIQUE. Parce que ?

ANDRÉ, lui serrant la main. Parce que si tu l’éveillais, je te romprais les os !

LE DOMESTIQUE, retirant sa main meurtrie. C’est bon, monsieur André, c’est bon. (À part.) Qué poignet ! (Il sort en secouant sa main.)

SCÈNE VI.

ANDRÉ, puis MINON, DOMESTIQUES et SERVANTES de l’auberge.

ANDRÉ, un instant seul. Douze hommes apostés autour de Nonancourt !… Ils veulent enlever Minon ! Comment la protéger contre cette trame honteuse, tout en accomplissant mon serment ?… car j’ai juré de ne pas abandonner le prince avant qu’il ait le pied sur son vaisseau !

MINON, entrant, suivie de domestiques et de servantes ; elle est très-agitée. À quoi pensez-vous de rester ici ?… ma sœur arrive.

ANDRÉ. Nous avons le temps d’échanger quelques paroles… Il se présente quelque chose de terrible… Par pitié pour vous-même, venez…

MINON. Parlez à ma sœur.

ANDRÉ. Je ne puis… (À part.) Sa sœur !… Elle est vendue à nos ennemis ! Au nom du ciel, écoutez-moi !

MINON. Pas un mot… À vos chevaux, monsieur André, ma sœur arrive !…

ANDRÉ, à lui-même. Oh ! je ne la laisserai pas aux mains de ces misérables… À tout prix, je la sauverai. (Sortie d’André.)

SCÈNE VII.

LES MÊMES, ROSALIE, BONAVENTURE.
Les domestiques font haie pour laisser passer la bourgeoise.

ROSALIE, entrant, à la cantonade. Préparez le meilleur lit de l’auberge.

MINON, s’élançant vers elle. Est-ce que tu es malade, sœur ?

ROSALIE, aux domestiques. Bonjour, bonjour !… Bassinez le meilleur lit de l’auberge.

BONAVENTURE. On vous dit : Bassinez le meilleur lit de l’auberge !

ROSALIE. La paix, toi !… n’est-ce pas assez de le dire une fois ?… on croirait qu’il s’agit d’un prince !

BONAVENTURE. Dame ! la bourgeoise !…

ROSALIE. Pour un vagabond affamé qui me tombe sur les bras !… Je n’avais pas assez de charges !… Jour de Dieu ! ces choses-là n’arrivent qu’à moi !

BONAVENTURE. Vous l’avez tant choyé, tant dorloté pendant toute la route !

ROSALIE. Mieux on le soignera, plus tôt il sera guéri… Plus tôt il sera guéri, plus tôt on se débarrassera de lui…

MINON, à part. Elle est justement de mauvaise humeur ! (Haut.) Sœur, ce n’est donc pas pour toi ?

ROSALIE. Bonjour petite… je ne t’avais pas vue. (Elle s’assied. – À Minon.) Rien de nouveau ici ?

MINON. Ma sœur… (À part.) Je n’ose lui parler de ces hommes…

ROSALIE, montrant Minon. Regardez-moi cette petite fille-là !… Toujours tremblante devant moi !… Ne dirait-on pas qu’elle a été battue ! (Elle lui tourne le dos et va s’asseoir auprès de la table. – À Bonaventure.) Que t’avais-je dit, à toi ?… La tante Catherine était là, sur le perron… Dans ces occasions-là elle retrouve ses jambes…

BONAVENTURE. Pour venir vous embrasser, bourgeoise.

ROSALIE. Laisse-moi donc tranquille !… Si je n’avais rien apporté, tu aurais vu !

BONAVENTURE, à part. Les gens d’âge, ça ne déteste pas les relichades.

ROSALIE. Les enfants sont venus se jeter dans mes jambes…

BONAVENTURE. Les pauv’ petits amours !

ROSALIE. Il y en avait un qui tâtait ma poche à gauche.

BONAVENTURE. Jean-Baptiste, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre qui tâtait ma poche à droite…

BONAVENTURE. Nicolas, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre par devant…

BONAVENTURE. Charlotte, ma filleule ! Avant d’être garçon de confiance, j’étais le parrain de tous les enfants !…

ROSALIE. Avance ici, Minon… Il n’y a rien pour toi, tu sais ?

MINON. De quoi donc ai-je besoin, ma sœur ?

ROSALIE. Bien répondu !… Déjà un petit brin d’hypocrisie !

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise, par exemple !…

ROSALIE. On ne te parle pas, à toi… tu la soutiendras toujours, parbleu !…