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SCÈNE V.

ROSALIE seule, puis BONAVENTURE.

ROSALIE. Vingt mille livres !… et j’empêcherais la guerre en Europe !… pourquoi ne pas faire le bien quand cela rapporte des écus.

BONAVENTURE, entrant à part. Il est parti !

ROSALIE. Si je ne le fais pas, un autre le fera… et d’ailleurs moi je n’ai rien là (elle montre son cœur) et je ne m’en cache pas… ça ne sert qu’à faire des sottises, le cœur !… J’ai sur les bras, Minon, la tante Catherine, les enfants de mon frère et Bonaventure. Ah ! celui-là travaille plus qu’il ne me coûte.

BONAVENTURE, à part. Merci, la bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Eh bien ! je donnerai dix mille livres à Minon pour la marier… avec Bonaventure, s’il veut.

BONAVENTURE, à part. Encore ! Merci, bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Je donnerai cinq mille livres à la tante Catherine pour ne plus l’entendre pleurer misère… ça m’agace… et je placerai cinq mille livres pour les petits…

BONAVENTURE, s’avançant. Dix et cinq font quinze et cinq vingt.

ROSALIE. Juste !… tu étais là, toi ?

BONAVENTURE. Vous avez donc bien de l’argent la bourgeoise ?

ROSALIE. J’ai vingt mille livres.

BONAVENTURE. D’où ça que vous les avez ?

ROSALIE. Enfin, je les ai.

BONAVENTURE. Tant mieux !… mais qui de vingt ôte vingt… reste zéro.

ROSALIE. Oui, mais je serai débarrassée de tous ces gens-là !… tu vois bien que je ne songe qu’à moi.

BONAVENTURE, à part. Si c’est possible de se vanter comme ça !

ROSALIE. Minon, vois-tu, ça me gêne de l’avoir auprès de moi… je l’aime trop, c’est fini, je n’en veux plus !… La tante Catherine. Dame ! une vieille femme qui vous a élevée… Les petits, mon pauvre frère Benoît est mort bien jeune… c’était un brave cœur… on ne peut pas rudoyer tout ça comme on voudrait, tu sais bien… il faut prendre des gants… Jour de Dieu ! quand je n’aurai plus ni Minon, ni la tante, ni les petits…

BONAVENTURE. Vous les regretterez, la bourgeoise…

ROSALIE. Je serai libre comme l’air et je pèserai moins qu’une plume. (Se levant.) Allons, c’est dit… tant pis pour le prince Stanislas !

BONAVENTURE. Hein ?… le prince Stanislas ?…

ROSALIE. Tu n’y comprendrais rien… C’est au-dessus de ta portée… Holà ! les garçons ! la fille !… voici le jour qui baisse ; nous allons partir à la nuit !… Appelle nos postillons et fais atteler la carriole, et vivement.

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, SERVANTE ET GARÇONS D’AUBERGE.

ROSALIE. Attends, Bonaventure, tu vas montrer à la fille comment on fait chauffer mes doubles souliers… As-tu ma mante fourrée ?… la couverture pour mettre sur mes jambes ?… Ah ! ah ! il me faut mes aises, à moi… ma mère n’en fait plus !… La couverture pour mettre sur mes jambes… la fille ! vous tiendrez mon vin sucré très-chaud, avec un peu de cannelle… ça donne des forces.

BONAVENTURE. Ça ravigote, la bourgeoise !

ROSALIE. Va-t’en !… et vite !… Décidément, tant pis pour le prince Stanislas. Tiens ! tout le monde… Voilà nos fainéants de postillons.

BONAVENTURE. On dirait qu’ils amènent un homme blessé.

SCÈNE VII.

LES MÊMES, STANISLAS, JOLIBOIS, BOUTE-EN-TRAIN, POSTILLONS ET PAYSANS. — Jolibois et les postillons portent Stanislas à bras. Il est pâle et ses habits sont en désordre.

ROSALIE. Qu’est-ce que c’est que ça ?

JOLIBOIS. Un pauvre jeune homme que nous avons trouvé blessé à la lisière du bois.

ROSALIE. C’est bon… déposez-le sous le porche… et à la carriole, mes fainéants… cela ne nous regarde pas !…

STANISLAS. Madame… un mot, je vous prie.

ROSALIE. À moi ?… je ne vous connais pas.

STANISLAS. Faites retirer ces braves gens… je veux vous parler… à vous seule…

ROSALIE. Je n’ai pas le temps.

STANISLAS. Écoutez-moi… Il s’agit de vie et de mort…

ROSALIE. Éloignez-vous. (Le cercle qui entourait Stanislas recule.)

JOLIBOIS. La bourgeoise va lui donner son compte.

LA SERVANTE. C’est un crin, que c’te femme-là !

ROSALIE, à Stanislas. Qu’est-ce que vous me chantez… qu’il s’agit de vie et de mort… pour qui ?

STANISLAS. Pour moi, madame, pour moi seul… Je suis étranger, poursuivi, blessé… mes forces sont à bout…

ROSALIE. Tous les vagabonds en disent autant… (Lui prenant la main brusquement.) Vous avez la fièvre…

STANISLAS. Je souffre… Madame, je vous en supplie, cachez-moi… ne me livrez pas.

ROSALIE, à part. C’est tout jeune… Il tremble… Sa chemise est ensanglantée… (Haut.) Appuyez-vous sur moi.

STANISLAS. J’étais sauvé… mais j’ai voulu embrasser ma mère encore une fois…

ROSALIE. Sa mère !… quelque déserteur !… Le froid le perce jusqu’aux os, ce pauvre garçon !… (Les postillons se hâtent de faire les préparatifs du départ.)

ROSALIE, à Bonaventure. Mon manteau fourré ?

BONAVENTURE. Voilà, la bourgeoise.

ROSALIE. Entortille-le là-dedans.

BONAVENTURE Lui ?… et vous ?

ROSALIE. Pas de réplique !

STANISLAS. Oh ! merci, madame !

ROSALIE. La paix !

LA SERVANTE. Voici votre vin sucré, madame.

ROSALIE. C’est bon… Vous, buvez cela ! (Elle donne son vin à Stanislas, qui hésite.) Allons… (Avec douceur.) Ça va vous réchauffer le cœur !… Faites avancer la carriole… Toi, Boute-en-Train, viens prendre ce garçon-là… doucement… doucement… je vous dis doucement !…

STANISLAS. Comment vous témoignerai-je ma reconnaissance, madame ?

ROSALIE. En vous taisant… Ça vous fatigue de parler… (Elle dorlote Stanislas, qu’on emporte. La carriole paraît derrière le plan de l’auberge.) Vous allez le fourrer dans mon coin… au fond… et vous mettrez le coussin…

BONAVENTURE, avec colère. Mais vous ?…

ROSALIE. Pas de réplique !… (Elle aide à mettre Stanislas dans la carriole.) S’il pousse une plainte, gare à vous ! Jour de Dieu ! que vous avez les mains rudes !… Là… enfin !… le voilà casé.

SCÈNE VIII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, sortant de l’auberge.

CHAMPAGNE. On ne dîne pas mal à Saint-Germain ! Ah ! vous voilà, chère dame… Eh bien ?

ROSALIE. Eh bien, nous sommes d’accord, tant pis pour le prince Stanislas !

CHAMPAGNE. Alors, hâtez-vous de partir, le prince est peut-être déjà en route.

ROSALIE. Monte, Bonaventure… (À Champagne.) Soyez tranquille, mes chevaux sont bons…

CHAMPAGNE. Il arrivera chez vous avant le jour.

ROSALIE. Nous serons là pour le recevoir… (elle monte) et son affaire est claire.

CHAMPAGNE. Bon voyage ! il ne faut pas qu’il nous échappe…

ROSALIE. À qui le dites-vous ? je veux gagner mes vingt mille livres… Fouette, cocher. (Elle allonge un coup de fouet, la carriole s’ébranle — À Champagne :) Portez-vous bien.



ACTE IV.

L’auberge de la Poste, à Nonancourt. Une table à manger. Un guéridon auprès duquel est un rouet.

SCÈNE PREMIÈRE.

MINON, seule ; elle brode auprès d’un guéridon.

La journée d’hier m’a semblé longue… longue !… c’est parce que ma sœur Rosalie était absente… Oh ! oui, c’était pour cela ! (Elle dépose sa broderie et croise ses mains sur ses genoux.) Était-ce pour cela ?… n’ai-je pas pensé plus souvent à lui qu’à ma sœur Rosalie ?… (Elle prend son livre d’heures sur le guéridon.) Quand j’étais petite, je tirais à la plus belle lettre, dans mon livre d’heures, pour savoir s’il ferait beau les jours de fête… Si je tirais à la plus belle lettre pour savoir ?… pour savoir quoi ?… je deviens folle ! (Elle prend une épingle à son corsage. Elle dispose le livre.) Voyons… d’abord pour non… s’il ne m’aime pas. Eh bien ! je suis hors d’embarras. (Avec solennité.) À droite pour non ! (Elle fiche son épingle dans la tranche du livre et l’ouvre. André paraît à la porte et reste immobile.)

SCÈNE II.

MINON, ANDRÉ.

MINON, regardant la page. La première lettre est un A. (Elle tire. André s’avance doucement derrière elle.)

ANDRÉ, regardant la page par-dessus son épaule. Un A ! amour !

MINON, se levant en sursaut. Oh ! que vous m’avez fait peur ! Vous m’écoutiez !… fi ! que c’est mal !

ANDRÉ. Je venais…

MINON. Oser me parler d’amour !

ANDRÉ. Ce n’est pas moi, c’est le livre… le cher petit livre… Ah ! Minon ! Mademoiselle !… avez-vous bien le cœur de me gronder ?… Et n’est-ce pas moi plutôt qui devrais vous faire des reproches ?… Douter de moi ! Interroger des petits livres !…

MINON. Dame !… vous ne m’avez jamais rien dit, monsieur André…

ANDRÉ. Et mon regard… ne vous parlait-il pas ?

MINON. J’avais bien compris un petit peu, puisque j’ai conseillé à ma sœur Rosalie de ne pas vous recevoir…

ANDRÉ. Méchante !…

MINON. Parlez-moi franchement, monsieur André… Est-ce pour moi que vous avez pris ce costume ?…

ANDRÉ. Minon, je ne sais pas mentir…

MINON, fâchée. Ce n’était pas pour moi ?

ANDRÉ. Non… ce n’était pas pour vous… Il s’agissait de sauver un proscrit… dont la tête a été mise à prix.

MINON. Ah ! bon Dieu !… Et pourquoi ?

ANDRÉ. Parce qu’il est prince…

MINON. Ah !… celui dont le père était roi de Pologne !…

ANDRÉ. C’est cela.

MINON. Est-ce possible ! j’ai parlé à un prince !… Ce n’est pas non plus pour moi que vous vous êtes échappé de la poste hier, monsieur André, et que vous êtes resté dehors toute la journée, toute la nuit ?…