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BONAVENTURE, souriant. Et bien vous faites, da !

ROSALIE. Ça me fait grand’pitié quand je vois celui-ci ou celle-là se rompre la tête en s’occupant des autres… Faut-il être innocent !

BONAVENTURE. Faut-il être bête, quoi… et même godiche.

ROSALIE. Mon pauvre père le disait bien : Chacun pour soi !

BONAVENTURE. Après moi, la fin du monde !

ROSALIE. Il est donc entendu que je vivrai très-vieille.

BONAVENTURE. C’est convenu, la bourgeoise.

ROSALIE. En conséquence, quand je vais me marier…

BONAVENTURE, tressaillant. Hein ?… Oh ! est-ce que vous songez à vous remarier, la bourgeoise ?

ROSALIE. Comment, me remarier ?… Tu me crois donc veuve de François Picot, qui n’est pas mort, et que je n’ai pas épousé !… Ne m’interromps plus, bavard !

BONAVENTURE, tristement. Non, la bourgeoise.

ROSALIE. Quand je vais me marier, je veux prendre un tout jeune homme… parce que je me dis (toujours égoïste, vois-tu, c’est mon caractère ; on ne se refait pas…) parce que je me dis : Si tu prends un mari plus âgé que toi, ma fille, quand tu approcheras de la soixantaine, tu auras autour de toi un vieux barbon qu’il faudra soigner…

BONAVENTURE. C’est certain, ça !… v’là ce que c’est que d’avoir du raisonnement !

ROSALIE. Tandis qu’au contraire, c’est moi qui veux être soignée, choyée, dorlotée…

BONAVENTURE. Et vous avez fichtrement raison !

ROSALIE. Pas vrai, c’est une bonne idée ?

BONAVENTURE. Ah ! oui, la bourgeoise… quant à ça, c’est une fameuse idée !

ROSALIE, confidentiellement. Dis donc, Bonaventure.

BONAVENTURE. De quoi, la bourgeoise ?

ROSALIE. As-tu remarqué ce beau postillon ?

BONAVENTURE. L’ancien braconnier… monsieur André ?

ROSALIE. Un joli nom, je trouve, moi… André !

BONAVENTURE. Ça dépend des goûts… mademoiselle Minon aussi trouve ce nom-là gentil… quant à ce qui est de moi…

ROSALIE, le regardant. Eh !… te voilà tout triste… qu’as-tu donc à soupirer, mon pauvre Bonaventure ?

BONAVENTURE. Moi ?

ROSALIE. Dieu me pardonne, tu as la larme à l’œil !

BONAVENTURE, s’essuyant les yeux. Ah ! la bourgeoise… si vous saviez.

ROSALIE, souriant. Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner, mon garçon… Je ne suis pas faite d’hier ! Tout à l’heure, tu disais que Minon devenait un joli brin de fille.

BONAVENTURE. Ai-je dit ça ?

ROSALIE. Maintenant, tu dis d’un air pincé que Minon trouve le nom d’André à son goût… Tu l’aimes, mon ami, c’est clair comme le jour…

BONAVENTURE, avec reproche. Ah ! la bourgeoise !… voilà qui n’est pas bien.

ROSALIE. Quel mal y aurait-il à cela !

BONAVENTURE. Si vous saviez, la bourgeoise…

ROSALIE, regardant, à part. Il est si bon ce garçon-là… il rendrait Minon si heureuse…

BONAVENTURE. Mademoiselle Minon.

ROSALIE. Pour en revenir au bel André.

BONAVENTURE. Tenez, la bourgeoise, voulez-vous mon avis, là, bien franchement ?

ROSALIE. Sans doute !

BONAVENTURE. Et bien !… (il hésite) si vous saviez…

ROSALIE. Si je savais…

CHAMPAGNE, dans l’auberge. Je demande madame Valentin !

ROSALIE. C’est le Parisien !… nous reparlerons de cela.

BONAVENTURE, à part. Jamais je n’oserai lui dire que ce mot-là… si vous saviez…

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. La voilà ! la voilà, cette chère madame Valentin !

BONAVENTURE, à part. Encore c’te figure !

CHAMPAGNE. Et bien ! nous allons donc faire affaire ensemble ?

ROSALIE. Comment, c’est vous, monsieur, le propriétaire de ces biens en Normandie ?…

BONAVENTURE, à Rosalie. Lui qui n’avait pas six sous, dans le temps, à Bar-le-Duc.

CHAMPAGNE. Et ! oui, c’est moi !… Savez-vous, chère dame, que nous sommes maintenant de vieilles connaissances ?

ROSALIE. En effet !

CHAMPAGNE. J’ai bu dans votre auberge, en Lorraine… et, soit dit en passant, vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi je me promenais de ce côté-là.

ROSALIE. Je ne suis pas curieuse.

CHAMPAGNE. Quelques jours après, à Paris, je vous faisais obtenir la poste de Nonancourt, un bon emploi !…

ROSALIE. Et vous promettiez de m’apprendre ?…

CHAMPAGNE. Pourquoi je vous servais si obligeamment… chère dame ; c’était en vue de l’affaire que nous allons traiter tous les deux aujourd’hui.

ROSALIE. Pour me vendre des chevaux, du foin et de la paille ?

CHAMPAGNE. Il s’agit bien de paille, de foin et de chevaux ! (À Bonaventure.) L’ami, on se divertit là-bas sans toi, tu n’aurais pas envie de faire un tour à la danse ?

ROSALIE. C’est donc un secret ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Méfiez-vous !…

CHAMPAGNE. Un grand secret !

ROSALIE, à Bonaventure. Va, mon ami !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise. (À part, sortant.) Je vas veiller sur ce propriétaire-là. (Il sort.)

CHAMPAGNE, se rapprochant. Il s’agit de politique.

ROSALIE, étonnée. De politique ?

CHAMPAGNE. Voilà ce qui rapporte gros… la politique !

ROSALIE. Je vous préviens que la politique et moi, nous ne nous connaissons guère !

CHAMPAGNE. Si vous le permettez, je vais vous en donner une leçon.

ROSALIE. C’est inutile !

CHAMPAGNE. Vous vous trompez.

ROSALIE. Cela ne me regarde pas.

CHAMPAGNE. Au contraire… jugez plutôt… je commence. Vous voilà titulaire de la poste de Nonancourt… c’est très-bien, mais cela ne suffit pas… vous manquez de chevaux, vous manquez de harnais, vous manquez de fourrages, et vos écuries tombent en ruine… pour mettre votre affaire sur un pied sortable, il vous faut sept à huit mille livres.

ROSALIE. Allons donc !

CHAMPAGNE. Mettons six mille livres… Or, en vendant tout, là-bas, à Bar-le-Duc, vous avez rassemblé un peu moins de mille écus… c’est à peu près moitié… encore, votre voyage et vos premiers frais d’installation ont si rudement ébréché la somme… Que va-t-il arriver ?… Une poste mal équipée retarde nécessairement le service… Je ne vous donne pas six semaines avant d’être révoquée… Une fois révoquée, il ne vous reste rien, vous tombez dans la misère avec tous ceux que vous soutenez.

ROSALIE. Ceux que je soutiens ? ça m’est égal ! Croyez-vous que je m’occupe des autres ?… Pourquoi êtes-vous venu me dire tout cela ?

CHAMPAGNE. Pour arriver à la politique, et vous proposer de monter votre poste d’une façon convenable.

ROSALIE. Expliquez-vous.

CHAMPAGNE. Vous connaissez le prince Stanislas, puisque votre ancienne auberge de Bar-le-Duc était à deux pas du Château ?

ROSALIE. Là et ailleurs, j’ai beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l’ai jamais vu. (À part.) Je n’ai vu que la reine sa mère.

CHAMPAGNE. Vous ne pouvez avoir pour lui aucune affection personnelle.

ROSALIE. Je n’en ai aucune.

CHAMPAGNE. Alors, nous allons nous entendre… Ce Stanislas passera demain chez vous, à Nonancourt.

ROSALIE. Comment savez-vous cela ?

CHAMPAGNE. Puisque je suis chargé de l’arrêter.

ROSALIE. Ah !… vous êtes…

CHAMPAGNE. Le prince se rend sur les côtes de Normandie, où il doit s’embarquer… Nonancourt est sur la route… D’ailleurs, je puis bien vous dire cela, puisque vous allez être des nôtres… Tous les chevaux ici sont menés par des postillons, et tous les postillons ont ordre de se diriger sur Nonancourt.

ROSALIE. Tous les postillons sont donc à vous ?

CHAMPAGNE. Tous !

ROSALIE. Et vous avez compté sur moi à l’avance, puisque vous m’avez fait donner la poste de Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Quand on a votre caractère, madame Valentin, on ne refuse jamais de faire honnêtement sa fortune.

ROSALIE. Honnêtement !… L’homme, vous me prenez pour une autre ; je ne suis pas la femelle de Judas.

CHAMPAGNE. Je vous prends pour ce que vous êtes… Une femme d’esprit n’a pas de préjugés… réfléchissez…

ROSALIE. J’ai réfléchi… cherchez ailleurs… Ce n’est pas pour faire de la générosité ni de la noblesse, au moins… c’est pour dormir tranquille, entendez-vous ?… je tiens à mon repos… Si je livrais un homme, j’aurais de mauvais rêves…

CHAMPAGNE. Et si, en livrant cet homme, vous épargniez des milliers d’existences ?

ROSALIE. Je ne suis pas assez savante pour comprendre cela… votre servante, monsieur Champagne. (Elle va pour s’éloigner.)

CHAMPAGNE, la retenant. En deux mots… en deux mots, je vais vous faire toucher au doigt la vérité… Refuser votre fortune, cela vous regarde ; mais commettre une mauvaise action…

ROSALIE. Une mauvaise action ?

CHAMPAGNE. Un crime, madame !… Le prince Stanislas peut allumer la guerre dans toute l’Europe.

ROSALIE. Est-ce que la guerre viendrait jusqu’à Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Assurément.

ROSALIE, rêvant. La guerre !… c’est ainsi que mon pauvre frère est mort… je me souviens des sanglots de ma mère. Et qu’en feriez-vous de ce pauvre jeune homme ?

CHAMPAGNE. Ce qu’on fait d’un pauvre insensé, ma chère dame… les portes de Bar-le-Duc se rouvriraient pour lui.

ROSALIE. Voilà tout ?

CHAMPAGNE. Voilà tout !

ROSALIE. Épargner le deuil à tant de pauvres mères !

CHAMPAGNE. Je ne vous parle pas de la récompense, les dix mille roubles…

ROSALIE. Dix mille…

CHAMPAGNE. En français, vingt mille livres. Méditez sur ce que je vous ai dit… tout à l’heure, je viendrai chercher votre réponse.

ROSALIE. Soit.

CHAMPAGNE, à part. Elle est à nous ! (Haut.) À bientôt, madame Valentin ! (Il sort.)

ROSALIE. À bientôt, monsieur Champagne !