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L’AVALEUR DE SABRES

— Veux-tu que j’y aille ? s’écria la comtesse qui se leva. Justin secoua la tête.

— Vous n’avez pas de torts envers moi, ma mère, dit-il, ni envers elle. Vous êtes du monde et vous avez agi selon la loi du monde. Moi je suis un lâche esprit et un misérable cœur. Le monde n’est rien pour moi, et j’ai fait comme si j’eusse été l’esclave du monde. Ah ! je vous aime bien !

La comtesse prit sa tête à pleines mains et le baisa passionnément.

— Mon Justin ! balbutia-t-elle. Mon fils ! mon cœur !

Mais Justin disait sous ses caresses :

— La petite fille est perdue ! Elle m’attend depuis dix jours ! Elle est peut-être morte !

Il essaya de se lever à son tour.

— Tu vas partir ! s’écria la comtesse épouvantée. Tu ne reviendras pas !

Justin, qui faisait son premier pas vers la porte, toucha son front de ses deux mains et s’affaissa sur lui-même.

La comtesse le releva, forte comme un homme !

— Je te dis que j’irai, fit-elle avec une émotion désordonnée. Je l’aimerai s’il le faut ; ah ! l’aimer ! mon Dieu ! je mourrai folle !

Mais Justin ne l’entendait pas. Un spasme le tint inanimé pendant une partie de la nuit.

Au matin, on attela ; Justin et sa mère partirent pour Tours.

La route fut silencieuse.

À la gare du chemin de fer, au moment de la séparation, la comtesse dit :

— Mon fils, je vous remercie des jours de bonheur que vous m’avez donnés. J’ai pensé toute la nuit et j’ai prié. Il y a des choses impossibles. Entre elle et moi, il vous faudra choisir.

— Je choisirai, ma mère, répondit Justin, dont les yeux étaient sans larmes.

Il y eut un douloureux baiser, puis Justin franchit le seuil.

La comtesse resta un instant immobile.

La veille elle avait dit : « S’il le faut je l’aimerai… »

Elle remonta dans sa voiture, toute seule. Le cocher s’étonna de ne pas l’entendre pleurer. Les domestiques qui la virent rentrer au château dirent entre eux : « Madame a vieilli de vingt ans ! »

Le train roulait vers Paris.

Des fenêtres de sa chambre à coucher, la comtesse put le voir au loin dans la plaine dérouler sa longue chevelure de fumée.

Elle s’agenouilla devant son prie-Dieu, où elle resta longtemps, puis elle se mit au lit, quoique le soleil n’eût pas fourni encore la moitié de sa course.

Justin n’aurait point su dire, quand il arriva en gare, à Paris, s’il avait eu des compagnons de voyage. Il s’était absorbé en lui-même — pour choisir.

Son choix était fait au moment où il donna l’adresse de Lily au cocher de fiacre, rue Lacuée, numéro 5.

Il avait le cœur brisé, c’est vrai, mais ce grand amour de sa jeunesse, cette folie le reprenait, éveillé d’une sorte de sommeil. Il revoyait Lily, son