Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
283
L’AVALEUR DE SABRES

l’avait laissée si petite ! Elle grandissait, et comme elle devait déjà bien sourire !

Le mariage avec la première bru présomptive manqua ; Justin ne put pas se décider. Ainsi arriva-t-il pour la seconde, plus jolie, plus accomplie encore que la première et faisant venir de Paris jusqu’à ses gants et ses chaussures.

La mère, infatigable, entamait les négociations pour une troisième bru qui était un ange, celle-là, ni plus ni moins, quand arriva au château de Monceaux la lettre de Lily.

La lettre fut reçue par la mère qui la lut et la mit dans sa poche.

C’était le jour de la première entrevue entre Justin et sa nouvelle fiancée. Les deux jeunes gens ne se déplurent pas.

Mais quand la mère fut seule, le soir, à son tour, avant de s’endormir, elle eut un grand poids sur le cœur. Elle relut la lettre une fois, deux fois, puis vingt fois. La lettre disait, d’une écriture tremblante qui heurtait l’œil comme un sanglot blesse l’oreille : « Mon cher Justin, notre petite fille est perdue, on me l’a volée, viens à mon secours. »

La mère de Justin essaya de se raidir contre ce cri d’angoisse. Qu’importait cette fille ? Mais elle pleura, parce qu’il y a un lien entre toutes mères.

Et elle songea. Justin était bien changé. Il végétait près d’elle, mélancolique et silencieux. Le matin, il prenait son livre, Horace ou Virgile presque toujours, car c’était un lettré, et, en outre, il craignait ces œuvres où l’art nouveau entasse les émotions de la vie réelle.

Il s’en allait, marchant lentement sous les arbres de l’avenue.

Puis il rentrait plus morne qu’il n’était parti.

Jamais plus il n’avait prononcé le nom de Lily, mais quand sa mère l’interrogeait il répondait souvent avec son douloureux sourire :

— Ne parlons pas de moi. J’ai été fou.

On était bien loin d’être heureux en ce joli château de Monceaux, si riant et si paisible.

Mais la vaillance revient avec le jour, le lendemain matin, la bonne femme s’étonna de sa faiblesse de la veille. Elle reprit même sa besogne de marieuse acharnée et l’affaire de la troisième bru fit un pas.

Puis, le soir venu, il y eut rechute. Le cœur de la mère se serra de nouveau. Il fallut, bon gré mal gré, lire et relire la lettre de « cette fille ». Et cette fois, on pensa à l’enfant.

« Notre petite fille est perdue… »

La mère de Justin, qui était une femme brave et convaincue, résista pendant dix longs jours, mais elle souffrit tant qu’elle céda le onzième jour.

C’était la veille de cet après-midi où se passèrent les événements racontés au précédent chapitre. Justin et sa mère dînaient seuls. Justin était distrait et morne, selon sa coutume. On avait échangé, à de longs intervalles, quelques rares paroles.

— Eh bien ! dit la comtesse, quand on eut servi le dessert. Saurons-nous enfin ton avis sur Louise ?

C’était le nom de la troisième fiancée.

— Elle est charmante, répondit Justin. Tout à fait charmante.

— Alors tu l’aimeras ?

— Je ne crois pas, ma mère.