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L’AVALEUR DE SABRES

delà du fleuve, large nappe d’argent que rayait la sombre verdure des peupliers. Les grands chalands allaient et venaient tout le jour, tendant au vent paresseux leurs immenses voiles carrées. Au loin, Tours montrait, comme en un mirage, ses dômes et ses clochers.

C’était là que vivait Justin de Vibray, l’ancien roi des étudiants, auprès de sa mère excellente qui l’adorait et voulait le marier.

La chose était aisée. Les héritières abondaient aux alentours et les Tourangelles méritent assurément la réputation de beauté, de bonté, de vertu spirituelle et de charme que leur ont faite les Tourangeaux amoureux.

La mère de Justin était veuve ; elle jouissait d’une fortune honorable, et notre étudiant, fils unique, pouvait passer pour un fort bon parti. Nous savons qu’il était très beau, très intelligent, et presque savant ; nous savons aussi qu’il avait la tête chaude, le cœur sensible et un grain d’esprit aventureux.

Ce n’est pas précisément l’ordinaire en Touraine où les gens sont tranquilles comme le paysage.

Justin lui-même, du reste, croyait de bonne foi qu’il avait jeté le meilleur de son feu à Paris dans les petites bamboches de l’hôtel Corneille ; il était rassasié des pauvres romans de la Chaumière et du Prado, et quant à ce poème dont Lily était l’héroïne, nous ne savons trop ce qu’en dire. Les débuts extravagants de l’aventure dépassaient de beaucoup les bornes de l’élément romanesque, contenu dans l’imagination de Justin. Il avait été pris, évidemment, à une heure de fièvre.

Ou bien, c’était sa destinée, comme disaient les livres d’autrefois.

Mais étant acceptée l’aventure, et il fallait bien l’accepter, puisque c’était de l’histoire, ce qui sortait tout à fait et violemment du caractère loyal de Justin, c’était sa conduite à l’égard de la jeune fille-mère.

Il l’avait abandonnée auprès d’un berceau, celle que naguère il parait comme une idole, celle qu’il aimait à genoux, et il avait abandonné aussi, du même coup, l’enfant, gentil trésor que, la veille, il adorait follement.

Il était honnête, pourtant, il était brave et généreux.

Mais vous souvenez-vous de la première lettre écrite par lui à Lily, de cette lettre qui avait fait pâlir et trembler la pauvre fille avant même que l’enveloppe fût déchirée ?

« Ma mère est venue me chercher. À bientôt. Je ne pourrais pas vivre sans toi. »

C’était vrai et c’était tout.

Il n’y avait pas autre chose que cela.

La mère de Justin avait appris ce qui se passait. Comment ? En vérité, je l’ignore, mais les mères savent tout. Elle était venue, elle avait dit à Justin : « Je suis veuve, je n’ai que toi, veux-tu me faire mourir de chagrin ? »

Il n’y avait point là d’exagération. La mère de Justin avait bâti son château en Espagne, celui qu’elles bâtissent toutes : le cher fils marié, la bru mieux aimée qu’une fille et les petits-enfants gâtés à outrance.

La bru, quelquefois n’est possible que de loin, elle met souvent un grain de fiel dans la réalisation de ce doux rêve, mais restent les petits qui ne se refusent jamais à l’opération du « gâtage ».

Je le dis comme cela est : la mère est capable d’en mourir si on démolit