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LES HABITS NOIRS

loin d’elle au théâtre de la foire — et que Médor avait pris au collet, dans le bosquet, en l’accusant d’avoir parlé à la voleuse d’enfants.

Elle avait eu vaguement frayeur de cet homme autrefois, mais maintenant que pouvait-elle craindre ?

L’étranger fit quelques pas à l’intérieur de la chambre et salua avec respect. Il y avait de la noblesse dans son maintien, mais il y avait surtout un extrême embarras.

À la rigueur, la sombre beauté de son visage aurait pu appartenir à don Juan, mais il n’en était pas ainsi de ses façons, qui trahissaient une timidité de sauvage ou d’enfant.

Il baissa les yeux sous le regard de Lily et lui tendit sa carte, exactement comme il avait fait au commissaire de police.

Lily jeta les yeux sur la carte qui portait : « Herman-Maria Gérés da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé extraordinaire de S. M. l’empereur du Brésil. »

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec le calme fatigué des grandes douleurs.

— Je vous aime, répondit le duc d’une voix très basse.

La carte glissa entre les doigts de Lily et tomba à terre.

Elle tourna la tête.

Cet homme, avec ses grands titres et son amour, était pour elle néant.

Il ne l’avait point blessée en lui disant : « Je vous aime » ; elle n’avait point conscience de l’audace craintive de ce duc, ni du ridicule qui se mêlait au côté bizarre et dramatique de cette scène.

Elle n’avait conscience de rien.

Le duc rougit sous le bronze de son teint. Peut-être qu’il avait honte.

— Je vous aime, reprit-il pourtant, parlant avec effort et cherchant les mots de notre langue qui lui était rebelle ; je vous aime passionnément, douloureusement. Je donnerais une portion de mon sang pour ne pas vous aimer.

Lily n’écoutait pas. Elle se disait :

— J’ai cru que c’était lui. C’est le dernier espoir trompé. Voici douze jours que Justin a ma lettre. Il ne reviendra jamais.

Elle se tourna tout à coup vers le duc et le regarda hardiment :

— Êtes-vous riche ? fit-elle.

— Je suis très riche, très riche !

— Très riche, répéta Lily qui déjà reprenait à se parler à elle-même. Si j’étais riche, je leur dirais à tous : celui qui retrouvera Justine aura ma fortune !

— Je puis le dire si vous voulez, prononça gravement le duc.

— Pourquoi m’aimez-vous ? interrogea Lily comme au hasard.

Il fléchit un genou, mais un geste impérieux de la jeune femme le releva tout interdit.

— Attendez ! dit-elle. Connaissiez-vous la voleuse d’enfants ?

— Non, répliqua le duc, je ne connaissais que l’enfant.

— La reconnaîtriez-vous, la voleuse ?

— Oui, certes.

— Asseyez-vous là, près de moi.

Le duc obéit. Il ne se méprenait pas, car son front se chargea de tristesse.