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LES HABITS NOIRS

Puis il y eut des sanglots déchirants et profonds comme l’agonie d’un cœur.

C’était la crise.

Toute brute qu’il était, Médor sentait bien cela.

Il se souleva sur le coude, et sa poitrine haleta comme celle d’un pauvre chien fatigué qui tire la langue.

Il écoutait de toutes ses oreilles.

— Elle était là, ce matin, disait Lily. Je l’ai quittée sur la place et quelque chose m’a séné le cœur ; mais n’avais-je pas le cœur serré chaque fois que je la quittais ? Et je riais en la retrouvant. Que craindre ? Ah ! je reconnaîtrai bien l’endroit où j’ai eu son dernier baiser ! Elle me suivait du regard : savait-elle en mettant ses doigts sur sa bouche pour m’envoyer l’adieu que tout était fini… tout ! tout ! Elle n’a plus sa mère ! à cet âge-là ! plus de mère ! moi qui avais si grand-peur de mourir !

Sa voix chevrotait et faiblissait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle encore ; c’est vrai ! Je ne l’ai plus ! je ne l’aurai plus jamais ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni ! que votre règne arrive, que votre volonté soit faite… Oh ! ce n’est pas votre volonté, cela ! non, non, mon Dieu ! pourquoi voudriez-vous faire un si horrible mal ! Vous me l’aviez donnée, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux… Ah ! si nous étions mortes toutes deux, mortes ensemble. Vous qui êtes si bon, mon Dieu, prenez-nous, mais que je l’aie dans mes bras à l’heure de mourir !

Elle se mit sur ses pieds brusquement et saisit la lumière pour aller vers le berceau dont une sorte d’instinct l’avait jusqu’alors éloignée : le berceau était tel qu’on l’avait laissé le matin ; les draps restaient fripés et le petit serre-tête de Justine était demi-caché par les lilas, cadeau de la bonne laitière.

Les lilas avaient déjà leurs fleurs et leurs feuilles fanées.

La poitrine de la Gloriette rendit un râle.

Au-dehors, Médor s’agenouilla, écoutant la voix de plus en plus changée qui disait :

— Plus jamais ! mon petit cœur ! mon amour chéri ! Justine ! Est-ce possible, tout cela ! Tu étais là ! je vois la forme de ton corps… et tu me souriais derrière ces fleurs, si jolie ! oh ! si jolie !

Elle se pencha pour baiser avec fièvre l’oreiller, le bonnet, les fleurs flétries, tout ce que Petite-Reine avait touché. Ses yeux brûlaient et n’avaient plus de larmes.

Ses narines se gonflaient, cherchant l’émanation adorée…

Puis elle tomba sur ses genoux et rapprocha le flambeau du sol.

Il y avait là deux traces de petits pieds nus sur la poudre du carreau.

Lily contempla ces empreintes, plongée qu’elle était dans une navrante extase. Elle lâcha le flambeau pour mettre ses deux mains à terre, elle se coucha à plat ventre, et les deux traces furent effacées à force de baisers.

— Ayez pitié, mon Dieu ! je ne vous ai rien fait ! Notre père qui êtes au ciel, que votre nom soit béni, que votre règne arrive…

Et de l’autre côté de la porte, Médor, pauvre créature, balbutiait aussi les paroles du Pater Noster.