Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
LES HABITS NOIRS

Le commissaire de police ayant demandé si quelqu’un voulait se charger de la ramener chez elle, vingt personnes s’offrirent, et, en effet, on lui fit jusqu’à sa maison une nombreuse escorte, à laquelle se joignirent bientôt les voisins. Telle commère qui avait suivi l’aventure depuis le Jardin des Plantes, eut la volupté de raconter la même histoire au moins cent fois, avec des variantes.

Mais, de toutes les passions, le bavardage est la seule qui soit insatiable. L’amour se lasse, la gourmandise s’emplit : le besoin de parler ne s’assouvit jamais.

À la porte de sa maison, Lily s’arrêta et regarda avec étonnement tout ce monde qui la suivait. Elle ne dit point merci. Les groupes restèrent bien longtemps autour de sa demeure, causant toujours, et racontant, et radotant avec un plaisir acharné.

Lily avait gravi péniblement les marches de son escalier : quelqu’un la suivait, mais elle n’y prenait point garde. Elle entra chez elle sans se retourner.

Médor s’assit par terre sur le carré et s’adossa contre la porte refermée.

— Autant là qu’ailleurs, caniche, se dit-il à lui-même. Si elle a besoin, je l’entendrai.

Ceux qui restaient en bas virent Lily paraître à sa croisée et décrocher la cage où était le petit oiseau.

Elle referma ensuite ses deux fenêtres.

Elle était si pâle à ces derniers rayons du jour qui, d’ordinaire, rougissent la pâleur même, qu’on eût dit une vision. Ses grands cheveux épars tombaient sur sa robe, et ses yeux qui regardaient le ciel n’avaient plus de pensée.

— Quant à devenir folle, disait-on sur la place, c’est tout simple. Elle était fière de cette enfant-là comme on ne l’est pas. Et bien sûr qu’elle a déjà eu de gros chagrins avec le père !

— La petite Clémence de la rue Moreau qui riait toujours, rappela un chroniqueur, ne devint pas folle quand on lui eut volé son enfant. Elle écrivit cette lettre qui fut mise dans les journaux et qui faisait pleurer, malgré l’orthographe. Après ça, elle alla se noyer.

— C’était encore une jolie fille, celle-là !

— Et son petit garçon, vous avait-il un air crâne ?

— Ce fut Médor, le chien de mère Noblet, qui vit le corps dans le canal…

— La police est bonne pour empêcher le monde de passer tranquillement sur le trottoir, voilà !

C’était un peu pour cela que Médor était assis par terre contre la porte de la Gloriette. Sa mémoire n’était pas très richement meublée, mais les souvenirs qu’il avait tenaient bon.

Il ne voulait pas que Lily eût le sort de la petite Clémence, qui riait toujours avant le vol de son enfant, et dont lui, Médor, avait vu le corps dans le canal.

Pourquoi, cependant, prenait-il tant de souci ?

Il appartenait très franchement à cette classe que le dédain des riches et la charité des pauvres appellent « les brutes. » Faut-il chercher le mobile de sa conduite dans ces seuls mots prononcés par lui au Jardin des Plantes :