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L’AVALEUR DE SABRES

— Stop ! cria-t-il.

— Où ça ? demanda le cocher ; il n’y a pas de maisons.

Saladin sauta sur la chaussée, tenant Petite-Reine dans ses bras.

— Deux heures dans Paris, cinq francs, dit-il, une heure dehors, trois francs, vingt sous de retour, vingt sous de pourboire, est-ce gentil ? ça fait juste dix francs que voici… à l’avantage, mon brave !

Le cocher reçut les deux pièces de cent sous et vit la vieille trottiner en traversant la route pour disparaître dans le petit sentier.

Il ôta son chapeau de cuir et se gratta le front.

— Une drôle de paroissienne tout de même, pensa-t-il. Ça me fait l’effet comme si on m’avait mis dedans, quoiqu’elle m’a bien payé tout mon dû… et un joli boni pour une quasiment pauvresse. C’est égal, je vas toujours bien regarder l’endroit. J’ai idée qu’on m’en demandera des nouvelles à la préfecture.

Il fit ses remarques pour retrouver au besoin le petit sentier, tourna ses chevaux et reprit le chemin de Paris.

Saladin n’avait pas été bien loin. Au bout d’une centaine de pas, derrière l’angle d’un mur, il avait rencontré un bon gros tas de fumier carré, qui flanquait l’entrée d’un terrain, planté de betteraves. C’était, à ce qu’il paraîtrait, son affaire. Il déposa Petite-Reine sur le fumier et mit à côté d’elle le paquet contenant l’élégante petite robe, le toquet à plumes, les bottines et la crinoline, après quoi il examina les alentours avec soin.

La nuit tombait rapidement. Le lieu était désert.

Saladin revint sur ses pas jusqu’au bout du sentier pour voir si le cocher était parti. Satisfait à cet égard, il regagna son fumier, et travaillant à pleines mains, il y fit un trou d’assez grande dimension, dans lequel il mit d’abord les effets de Petite-Reine, puis sa propre robe à lui, et le fameux béguin, orné d’un voile bleu.

— Ça se trouvera, c’est sûr, pensait-il, mais quand ? On ne fumera pas le champ avant l’automne, et les objets auront une drôle de mine dans six mois.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, on ne peut pas les brûler, pas vrai ? J’ai fait tout le possible.

Ayant ainsi assuré la paix de sa conscience, Saladin reboucha le trou et para le fumier de manière à enlever toute trace de son opération. Il avait repris sa forme naturelle : c’était un gamin de quatorze ans, un peu mièvre, mais leste et dur de muscles, avec une figure assez jolie, malgré ce je-ne-sais-quoi de vieillot qui distingue les adolescents de son espèce.

Il fit exprès de secouer Petite-Reine en la rechargeant sur son bras, mais Petite-Reine ne donna pas signe de vie.

— Je lui aurai fait tout de même trop peur, se dit Saladin philosophiquement. Bah ! on va la réchampir à la maison. Marche !

Et il détala vers la route à longues enjambées.

Un quart d’heure après, il rejoignait le Théâtre Français et Hydraulique, bivouaquant sur la place du marché à Maisons-AIfort.

Son absence avait provoqué des sentiments divers parmi les membres de la famille Canada.

Poquet le bossu lui attribuait franchement la perte de ses trois pièces de vingt sous, le géant Cologne le soupçonnait d’avoir escamoté ses