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LES HABITS NOIRS

le regardait d’un air boudeur. Il arracha d’un geste brusque son voile et son béguin du même coup, fixant sur l’enfant ses yeux ronds qu’il faisait à dessein terribles.

Petite-Reine ouvrit la bouche pour s’écrier, mais elle ne put. L’étonnement et la frayeur l’étouffaient.

Saladin se remit à chanter. En chantant, il ferma les portières et abaissa tous les stores l’un après l’autre, de sorte que l’intérieur du fiacre s’emplit d’une obscurité rougeâtre.

— Me reconnais-tu bien ? dit-il en grossissant sa voix. Je suis un grand enchanteur. C’est moi qui avale des sabres, des couteaux, des poignards, des rasoirs et des serpents. Tu as dit que j’étais laid, et je te mène à l’ogre.

Il fit en même temps deux ou trois contorsions accompagnées de grimaces.

Petite-Reine, qui tremblait de tous ses membres, mit ses mains sur ses yeux.

— Et l’ogre va te manger ! acheva Saladin terriblement.

Les mains de Petite-Reine glissèrent sur ses joues et tombèrent. Elle avait les paupières baissées. Elle sanglotait silencieusement.

C’est une science.

Certains procès qui effrayent de plus en plus souvent la conscience publique ont révélé ce hideux secret : il est plus facile et plus court d’endormir un enfant par les larmes que par le sourire. Les créatures dénaturées qui n’ont pas le temps de bercer leurs petits les font pleurer.

Il y a dans les larmes du premier âge un soporifique puissant qui jamais ne manque son effet. Les bêtes féroces qui viennent de temps en temps devant nos tribunaux répondre du dépérissement de leurs fils et de leurs filles savent cela ; les voleuses d’enfants savent cela.

C’est une science comme celle qui consiste à dompter les chevaux sauvages par la faim et la douleur.

Mais on dit, et voilà ce qui oppresse bien autrement le cœur, on dit que la simple misère sait aussi cela. Pour gagner le pain qui nourrit l’enfant, il faut travailler sans trêve ni relâche. On n’a pas le loisir de bercer. Ce sont les pleurs de l’enfant qui gagnent sa vie.

Saladin savait tout. Pendant quelques minutes il regarda pleurer Petite-Reine dont la poitrine se soulevait par soubresauts convulsifs. Elle n’essayait plus de crier et ses yeux ne s’ouvraient pas.

Saladin n’était pas ému le moins du monde. Il avait la dureté froide du caillou, ce petit gaillard-là ; il devait assurément faire son chemin dans les affaires.

En examinant le travail mystérieux des larmes qui peu à peu amenait le sommeil, il songeait, il combinait.

— Quant à être une jolie bestiole, se disait-il, jamais on n’aura vu sa pareille en foire. C’est bâti dans la perfection ! Des épaules d’amour, quoi ! et des mollets. C’est ça qui serait drôle, si elle devenait madame Saladin avec le temps. Eh ! là-bas ? madame la marquise de Saladin, peut-être, car je ferai mon trou, c’est sûr, comme un fer de pioche !

Il haussa les épaules en éclatant de rire.

— Il en passera de l’eau, sous le pont, d’ici là, murmura-t-il, mais ce n’est pas si bête que ça en a l’air. Y a manière d’avaler des sabres qui ne