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L’AVALEUR DE SABRES

occupé qu’il était, depuis sa plus tendre jeunesse, à perfectionner son talent d’avaleur de sabres.

Il les avalait très bien au figuré comme au réel, et nous le verrons travailler sur un théâtre bien autrement important que celui de madame Canada.

Le trouble produit en lui par la rencontre de monsieur le duc de Chaves ne dura qu’un instant. Il ne savait point son nom ; il le connaissait seulement pour l’avoir vu la veille dans cette position fâcheuse d’un homme du monde suivant une femme appartenant à la classe populaire.

L’idée lui vint tout à coup d’exploiter cette situation.

Faisant appel à son effronterie native, il intervertit les rôles résolument et attaqua au lieu de se défendre.

— Si vous vous dépêchez bien vite, mon prince, dit-il, vous allez peut-être encore la rencontrer là-bas… N’ayez pas peur : le factionnaire ne peut pas nous entendre, et d’ailleurs il s’en bat l’œil, ce brave militaire.

Le duc avait le rouge au front. Pour riposter à de pareilles attaques, même quand on est grand de Portugal de première classe et qu’on a affaire à la plus misérable des créatures, il faut avoir le mot net et précis qui remet chacun à sa place.

Le duc parlait français avec difficulté.

Il garda le silence et fit mine de s’éloigner. Saladin l’arrêta sans façon, il prétendait pousser plus loin sa victoire.

— Tu vois si je m’embarrasse des méchants ! dit-il à Petite-Reine. Si je veux, il va me donner de l’argent, regarde !

Et barrant le passage à son adversaire, il ajouta insolemment :

— Les femmes d’âge comme moi ça voit tout, possédant un coup d’œil d’Amérique. Je m’ai aperçu de la chose dès la première fois que vous avez rôdé autour de chez nous et je me suis dit : voilà un beau brun qui perdra son temps et sa peine, si je ne m’en mêle pas un petit peu, car la personne est vertueuse comme l’or pur…

« Voyons voir ! s’interrompit-il, parce que le duc faisait le geste de l’écarter pour passer son chemin, ne méprisez pas le monde. Êtes-vous généreux ? Payez quelque chose à la minette et on glissera un ou deux mots avantageux pour vous dans l’oreille de vous savez bien qui.

Il tendit la main vaillamment.

Le duc de Chaves hésita, puis y déposa une pièce d’or, après avoir baisé le bout des doigts de l’enfant.

Il dit ensuite :

— Je vous défends de parler de moi à la mère de cette fillette.

Et il s’éloigna.

Un fiacre passait. Saladin eut envie de lancer Petite-Reine en l’air, comme il en agissait avec sa casquette aux heures de triomphe, pour la rattraper à la volée, mais il se contint, bornant sa joie à crier tout bas :

— Sauvés ! sauvés, mon Dieu ! Merci, la Providence ! les jambes n’y étaient déjà plus, et on nous aurait rattrapés au demi-cercle… As-tu vu, bichette, comme j’arrange les méchants ! Nous allons arriver chez petit père en carrosse.

Il arrêta le fiacre et y monta sous les yeux du factionnaire qui avait suivi toute cette scène d’un regard curieux et qui reprit sa promenade en disant à part lui :