Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
LES HABITS NOIRS

observer qu’il était bien jeune. On ne peut demander la perfection à la quatorzième année. Plus tard, il devait se comporter mieux encore.

Les enfants sont conduits par de singuliers caprices, et Petite-Reine avait les défauts de ses qualités. À force d’être sociable et « gentille avec le monde », elle arrivait à être un peu banale, toujours prête à prodiguer des caresses, pour faire naître ces sourires d’admiration qui partout l’accueillaient. Elle aimait son succès, il lui fallait sa vogue, et la Gloriette, hélas ! n’avait pas peu contribué à exalter ce besoin d’être adulée.

Ces murmures d’admiration que soulevait le passage de l’enfant-bijou c’était la vie, c’était le bonheur de la pauvre Gloriette.

Au Jardin des Plantes, quand pour la première fois le regard de Petite-Reine était tombé sur madame Saladin, l’impression avait été une vive répugnance et un mouvement de frayeur instinctive. Le voile bleu pendu au béguin, surtout, lui faisait peur.

Sans le hasard qui avait permis à madame Saladin de montrer son talent pour tourner la corde, l’impression aurait eu de la peine à s’effacer, mais Petite-Reine avait été applaudie grâce à cette vieille qui avait mis un voile bleu, et bientôt après cette même vieille lui avait donné un sucre de pomme. Petite-Reine était gourmande presque autant que coquette et amie des bravos. La connaissance fut faite.

Quand arriva la bagarre que nous avons amplement décrite, madame Saladin trouva moyen de placer la foule entre Petite-Reine et le troupeau. Elle lui donna le bonhomme en pain d’épice qui enchanta l’enfant et détourna son attention pendant deux grandes minutes.

C’était plus qu’il n’en fallait. Madame Saladin, qui déjà gagnait au large vers l’extrémité du bosquet, saisit tout à coup Petite-Reine dans ses bras en disant d’une voix étouffée :

— Prends garde ! prends garde ! les lions sont échappés ! Vois comme les demoiselles de la communion se sauvent !

Il y avait en effet un mouvement dans la foule, et les communiantes s’éloignaient. Petite-Reine, épouvantée, regarda et vit les lions. Les enfants voient tout ce qu’ils craignent et tout ce qu’ils désirent. Elle mit sa tête dans le sein de madame Saladin, qui se prit à courir en disant :

— N’aie pas peur ! je les tuerai s’ils veulent te faire du mal.

Petite-Reine se serrait de toutes ses forces contre sa protectrice qui s’arrêta dans l’allée des Robinias, où elle entama un tout autre genre de travail.

— Est-ce que tu ne te souvenais pas de moi ? demanda-t-elle.

Justine découvrit sa jolie petite figure pour la regarder avec étonnement. La prétendue vieille marchait toujours, mais moins vite, pour ne pas éveiller les soupçons. Les communiantes étaient dépassées.

— Et les lions ? fit l’enfant.

— Ils sont enchaînés, on les a repris.

— Retournons à mère Noblet, alors.

— Nous y allons, tu vois bien ! fit madame Saladin qui tourna l’angle de la grande allée du milieu.

— Mais non ! repartit Justine, cherchant à s’orienter, c’est là-bas qu’est mère Noblet, sous les arbres.

— Est-elle drôle ! s’écria la vieille en la mangeant de baisers. Elle veut savoir ça mieux que moi !… alors, tu m’avais tout à fait oubliée, petiote ?