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L’AVALEUR DE SABRES

— Est-ce vrai, vraiment, ce qu’on dit ? demanda la marchande. A-t-on détourné ce joli bijou de Petite-Reine ?

— C’est vrai, balbutia Lily, vrai, vrai !… Hier elle s’est arrêtée ici, elle a voulu une bouteille de dragées…

— Et tout ce qu’elle voulait, elle l’avait, dit la marchande. Quand vous n’aviez pas d’argent, je vous faisais crédit de si bon cœur !

— Je l’ai quittée, toute la moitié d’un jour… et on me l’a volée !… Ah ! c’est vrai, vrai, vrai !

Ses larmes coulaient avec plus d’abondance, et sa parole prenait plus de volubilité. La fièvre venait.

— Allons, du courage ! dit le sergent.

— Toute la moitié d’un jour, répéta la Gloriette. Chaque minute peut apporter un malheur. Ah ! celles qui sont riches ! celles qui n’ont pas besoin de donner leurs petits à garder !

— C’est ça ! gronda mère Noblet en passant à son tour devant la marchande. C’est à moi la faute ! elle va me demander une rente. Je connais mon affaire… Et la maison est abîmée !… parce qu’on laisse entrer des communiantes, et des collèges, et des tourlourous, la misère ! et des nourrices, la grêle ! Il sera bientôt permis d’amener des chiens enragés, va comme je te pousse ! Ce n’est pas moi qui défendrai le gouvernement, si on fait des barricades !

On marchait. De tous côtés les gens accouraient sur la place pour voir. Voir ! la passion des grands et des petits ! Et ils voyaient Lily aller, échevelée, admirablement belle dans ses larmes.

Et dès qu’on avait prononcé le nom de Petite-Reine, ils comprenaient. C’était le quartier. La plupart connaissaient Petite-Reine. Vous eussiez dit un deuil public. Il y en avait qui pleuraient, des femmes, des hommes aussi, quand Lily les regardait de ses grands yeux baignés, et en gémissant :

— Je ne l’ai plus ! ils me l’ont volée ! c’est vrai ! c’est vrai ! c’est vrai !


IX

Bureau de police


À la tête du pont d’Austerlitz, la Gloriette s’arrêta brusquement. Elle se dégagea des deux bras à la fois et essuya ses yeux. Là le terrain se relève ; en se retournant elle put voir le Jardin des Plantes par-dessus le flot de têtes qui l’en séparait. Elle murmura, perdant une idée qu’elle avait :

— Tous ceux-là sont ici pour elle. On l’aimait bien. S’ils cherchaient tous, comme je chercherai, le jour, la nuit…

— Moi, je chercherai, prononça une voix à son oreille, le jour, la nuit…

Elle regarda celui qui parlait. La pauvre figure de Médor était toute bouffie de larmes.

— Demain, dit-elle, tous ceux-là auront oublié…

— Moi, interrompit résolument Médor, je n’oublierai jamais !