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LES HABITS NOIRS

l’ait volée ? Pourquoi me l’aurait-on volée ? À quoi peut-elle leur servir, puisqu’ils ne sont pas sa mère !

Elle disait tout cela lentement et presque à voix basse, mais chacun l’entendait, même aux derniers rangs de la foule.

Deux grosses larmes, les premières qu’elle eût versées, coulaient sur sa joue pâle.

— On la retrouvera, insinuèrent quelques voix compatissantes.

La Gloriette se raidit dans les bras de Médor et ses yeux lancèrent un grand éclair, mais sa voix resta faible et brisée, tandis qu’elle disait :

— Que veut-on pour la retrouver ? Je donnerai tout ce qu’on voudra, mon sang, ma chair… Ah ! les ongles de mes doigts, et mes cheveux et mes yeux, et mon âme !

— En route, ordonna un des deux hommes sans uniforme, qui ajouta entre ses dents : Ça vous retourne, parole d’honneur !

Ils se dirigèrent, lui et son compagnon, vers la sortie. On ne les regarda pas. Le sergent de ville dit :

— Celles qui crient, ce n’est rien, mais de l’entendre plaindre si doucement, j’en ai le cœur étouffé.

Et c’était l’impression de tout le monde. Désormais ce n’était plus l’émotion théâtrale, la curiosité elle-même tombait devant cette déchirante douleur. La foule était comme la jeune mère, elle avait le cœur étouffé.

L’étranger que le sergent de ville avait appelé monsieur le duc et qui avait excité un instant les violents soupçons de la cohue n’avait point profité de la liberté qui lui était donnée. Il restait toujours à la même place et toujours regardant.

Au moment où l’on se mettait en marche, il fit quelques pas vers le groupe principal et aborda les représentants de l’autorité.

— Ce jeune homme a dit vrai, prononça-t-il avec une extrême difficulté en désignant du doigt Médor. J’ai vu la voleuse d’enfants, je lui ai parlé. Conduisez-moi chez le magistrat.

— Vous êtes donc un brave homme, vous ! s’écria Médor chaudement.

Il traduisait ainsi avec tant de naïveté la surprise qui était sur tous les visages que l’étranger eut un grave sourire.

— Oui, répondit-il, je suis un brave homme.

Quand il souriait, sa physionomie était remarquablement belle. Il prit avec les sergents de ville la tête de la nombreuse colonne qui descendait vers la place Valhubert.

Les opinions de la foule sont changeantes : elle est femme. La foule n’était pas éloignée maintenant de voir en cet homme, atteint et convaincu naguère de vampirisme, un héros de roman ou même un ange sauveur.

Le premier sergent de ville aidait Lily à droite, pendant que Médor la soutenait à gauche, puis venait la Bergère avec son troupeau, puis la masse du public qui n’avait pas sensiblement diminué.

La Bergère faisait remarquer, autant qu’elle le pouvait, le bon ordre de son petit bataillon.

Comme on dépassait la grande grille, Lily, qui, en apparence, était restée insensible depuis ses dernières paroles, étendit ses bras vers la marchande de jouets et de gâteaux, établie à droite de l’entrée, et un profond sanglot souleva son sein.