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LES HABITS NOIRS

Les deux sergents de ville écartèrent un peu trop sans façon ceux qui gênaient leur passage. Dans ces choses accessoires, il est permis de leur conseiller plus de moelleux.

Quand ils furent en face de l’inconnu, l’un d’eux lui dit tranquillement :

— Vos papiers, s’il vous plaît.

— Qu’est-ce que ça fait les papiers ! cria-t-on de toutes parts. Ils en ont tous des papiers. L’enfant ! l’enfant !

Celui des deux sergents de ville qui n’avait pas parlé répondit :

— Donnez-nous la paix et au large ! circulez !

Il y eut un grand murmure, mais le sergent fit un pas en avant et la foule recula.

Ce mouvement mit à découvert la Gloriette, toujours accroupie et n’ayant aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle. Médor, qui n’avait plus à garder l’accusé, vint à elle et essaya de la relever. Elle lui sourit sans rien dire, faisant signe qu’elle voulait rester ainsi. Médor s’agenouilla auprès d’elle.

La foule ne donna point attention à cela.

Tous les yeux étaient sur le milord, tiré ainsi par l’animadversion publique, au grand mépris de toutes les notions acceptées sur la couleur du teint et du poil des Anglais. La foule espérait qu’il n’avait point de papiers, car au lieu d’atteindre son portefeuille, le milord, d’un air embarrassé, semblait chercher des paroles d’explication.

Le sergent de ville, défiant par devoir, mais poli à cause du « beau linge », tendait la main d’un air calme et fier.

— C’est un faux milord ! suggéra le gamin. Il n’a pas sur lui la preuve de sa naissance !

— Il n’en manque pas, soupira la dame isolée, qui font de la poussière et qui n’ont rien sur eux !

— Voilà plus de vingt ans que je fais les promenades avec succès, disait cependant mère Noblet au second sergent de ville. Un temps qui fut, on aurait serré les pouces de ce polisson-là dans un étau de taillandier jusqu’à ce qu’il ait dit où est la petite et payé gros pour la mère, qui me devrait bien quelque chose en ce cas-là…

— Oh ! oh ! fit l’assistance en resserrant le cercle, attention ! Le voilà qui met la main à la poche ! Il a son passeport !

L’étranger, en effet, déboutonnait lentement le revers de sa redingote noire. Il prit dans la poche de côté un portefeuille où il choisit, parmi plusieurs papiers, une simple carte de visite qu’il tendit au sergent de ville.

— En voilà une belle preuve ! grondèrent quelques voix.

Mais à la vue du nom gravé sur la carte, le sergent de ville ôta son tricorne comme si c’eût été un simple chapeau bourgeois.

Les deux hommes sans uniforme qui se tenaient à quelques pas échangèrent un regard.

— C’est sûr qu’il a l’air de quelqu’un comme il faut, murmura la dame sans cavalier.

— Avez-vous jamais vu ! gronda la Bergère au comble de l’indignation ; il ne manquerait plus que de lui faire des excuses !

— Monsieur le duc, dit en ce moment le premier sergent de ville d’une voix basse mais distincte, je vous demande pardon, j’ai dû accomplir mon devoir.