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L’AVALEUR DE SABRES

montée, couverte, installée, meublée, cramponnée ; il y tenait, ainsi qu’à son ménage, comme tout homme établi tient à son avoir.

Quand on parlait devant lui d’embellir la ville et d’exproprier des immeubles, il devenait sombre ; il avait peur d’être démoli.

On ne lui connaissait d’amitié que pour sa chambre, et il ne souriait jamais qu’à Petite-Reine.

Lorsqu’on avait fait allusion, tout à l’heure, à la femme inconnue qui s’était offerte si obligeamment pour tourner la corde, Médor avait été frappé d’un trait de lumière. Ce n’était pas assurément un observateur, mais il avait l’instinct, et au moment où il prit sa course à travers la foule, il était sûr de tenir la piste de la voleuse d’enfants.

La figure de cette femme se représentait à lui de plus en plus suspecte, à mesure qu’il interrogeait sa mémoire. Médor ne savait même pas qu’on pût « se faire une tête », mais les tons bizarres et violents de ce teint, les rides farineuses, tout ce que le voile du béguin laissait entrevoir lui sauta aux yeux par souvenir, bien mieux que dans la réalité même.

Il avait son idée. Les factionnaires avaient pu ne pas remarquer l’enfant, mais cette caricature n’avait pu passer inaperçue.

Il fit le tour des grilles à toute course, demandant sur son chemin si on n’avait point vu une fillette, jolie comme les amours avec de grands cheveux bouclés sous un petit toquet à plumes et conduite par une manière de folle qui portait un bonnet de béguine, auquel pendait un voile bleu.

Ses questions restèrent longtemps sans réponse, mais enfin, à la petite porte donnant sur la rue Cuvier, derrière les bâtiments de l’administration, un brave soldat du centre se mit à rire dès les premiers mots de la phrase, répétée déjà tant de fois.

— En plus, qu’elle est cocasse, la bonne sœur, répondit-il, et qu’elle bourrait la petite de biscuits.

Médor s’était arrêté haletant.

— Par où a-t-elle pris ? interrogea-t-il.

— Par un fiacre qui passait et qui a remonté au grand trot vers la place Saint-Victor… et qu’il y a eu quelque chose de rigolo par un particulier bien mis et beau linge avec une peau de basane mulâtre, approchant, et une barbe noire comme du cigare qui a fait mine de lui barrer la route. Il a regardé l’enfant, mais la vieille lui a rivé son clou en deux temps, et puis elle a tendu la main, qu’elle avait l’air de se moquer de lui, disant : payez-moi mon dû. Il a tiré sa bourse : comme quoi ça me paraît que c’est lui qui a soldé le fiacre avec son or.

Le soldat continua de rire et tourna le dos, se disant à lui-même :

— Il y a des personnes farces tout de même !

Médor resta un instant pensif. Suivre le fiacre n’offrait aucune chance. Comment savoir la route qu’il avait prise en arrivant au bout de la rue Cuvier ? Médor se remit à courir et revint au bosquet pour chercher conseil.

En arrivant, la première personne qu’il vit fut l’homme à la peau bronzée, dont le regard était fixé sur la Gloriette par une sorte de fascination.

Toute la personne de cet homme se rapportait d’un façon si frappante au signalement donné par le soldat que Médor n’arrêta même pas son élan et tomba sur lui comme on s’empare d’une proie.