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L’AVALEUR DE SABRES

encore on l’avait applaudie, sautant à la corde, comme si on eût été au théâtre.

Et sa mère qui en était si fière ! si folle ! sa mère qui, à cause d’elle, s’appelait la Gloriette !

On se la montrait de partout. Elle ne pleurait pas. On devinait bien qu’elle avait un coup au cerveau.

Je ne sais comment dire cela : elle était belle, à l’adoration, là-bas, tout isolée au milieu des groupes qui semblaient craindre son approche, tant il y avait de douleur terrible, navrante, prête à faire explosion sous l’apparente sérénité produite en elle par l’engourdissement moral.

Elle avait l’air d’une dame ; on n’avait jamais si bien remarqué cela qu’aujourd’hui, et pourtant ce n’était qu’une pauvre ouvrière. Sa fille était tout son bien, tout son cœur : elle n’avait au monde que sa fille.

Elle ne parlait plus. Elle regardait la foule avec une sorte d’indifférence ; seulement ses doigts tremblants touchaient son front et dénouaient peu à peu ses cheveux, qui tombèrent bientôt en boucles mêlées sur ses épaules.

Il y avait un homme au visage bronzé, encadré dans une barbe noire épaisse, qui se tenait à l’écart et suivait d’un œil fixe tous ses mouvements. Cet homme semblait de marbre, tant son immobilité était complète. Nous l’avons vu déjà par deux fois, au théâtre forain et dans le coupé qui stationnait au coin du boulevard Mazas lors du départ de la Gloriette — et quand la Gloriette était montée en omnibus, c’était lui qui avait dit au cocher : Suivez.

Depuis le départ de Justin, la Gloriette n’en était plus à compter ceux qui avaient essayé en vain de s’approcher d’elle. À supposer que celui-ci fût un amoureux, il ne ressemblait point aux autres qui parlent, qui s’insinuent, qui osent. Il était muet.

La Gloriette rencontrait souvent sur son chemin sa figure régulière et sombre, mais elle ne connaissait pas le son de sa voix.

Elle se tourna enfin vers madame Noblet qui lui dit au hasard :

— On la retrouvera ! jamais rien de pareil ne m’est arrivé.

— Oui, oui, fit Médor, qui secoua ses cheveux hérissés, comme s’il se fût éveillé tout à coup, je promets bien qu’on la retrouvera !

Lily revint sur le banc et s’y assit, les mains croisées sur ses genoux. De toutes les parties du Jardin des Plantes, les curieux affluaient maintenant. La perte d’un enfant est malheureusement chose peu rare dans les promenades parisiennes ; il n’y a pas toujours vol : l’incurie proverbiale des bonnes et les distractions que leur apportent leurs galants civils et militaires causent des alertes fréquentes.

Il n’est guère de semaines sans qu’on rencontre aux Tuileries quelque rougeaude, essoufflée à force de courir et qui demande aux gens si l’on n’a pas vu Alfred ou Emma, qui s’est perdu.

Le public est très sévère en ces circonstances, et il a raison. La faute de la bonne est invariablement mise sur le compte de « son soldat ». Ce n’est pas toujours juste, mais c’est juste beaucoup trop souvent.

On nous a dit que des mesures disciplinaires avaient été prises pour modérer la fougue de ces vaillants cœurs à qui la paix laisse trop de loisirs. Si les mesures n’ont pas été prises, il faudrait les prendre.

La liberté d’action de chacun est chose sacrée ; mais d’autre part, certains jeux sont défendus au nom de la morale ou dans l’intérêt de la