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L’AVALEUR DE SABRES

Cela ne s’était pas fait sans une mémorable poussée. Il y eut des cris d’Anglaises, les plus déchirants de tous les cris connus, des huées de gamins, des jurons de campagnards. Madame Noblet tricotant et Médor mangeant couraient comme deux âmes en peine au milieu de ce tapage au-dessus duquel s’éleva la clameur inhumaine du fossile dont le pied goutteux venait d’être écrasé par un professeur d’histoire naturelle errant.

Tout a une fin, cependant. La foule, moitié riant, moitié grondant, s’aperçut qu’on l’avait mystifiée. Au moment où le tumulte allait s’apaisant, la Gloriette passa en courant la grande grille, tout heureuse qu’elle était d’avoir gagné dix minutes sur le temps de son absence.

Il faut peu de chose pour inquiéter les mères ; la Gloriette eut peur de ce rassemblement qui encombrait le bosquet et hâta le pas en perdant son sourire.

Mais elle fut rassurée tout d’abord par la vue de la Bergère et de Médor qui tenaient le troupeau en bon ordre comme une phalange compacte.

Petite-Reine était sans doute au milieu, puisque c’était la place la plus sûre : la place d’honneur. D’ailleurs, le visage de madame Noblet était si tranquille que toute crainte devait disparaître.

— Nous avons eu une alerte, dit-elle. Dieu merci, le gouvernement fait ce qu’il veut. Il laisse entrer maintenant un tas de fainéants et de vagabonds, mais avec mon organisation les accidents sont impossibles… Justine ! Voici maman.

— Elle se cache, la coquette, dit madame Lily en s’asseyant. A-t-elle été bien sage ?

— Comme une image ! Et nous avons sauté à la corde, il fallait voir !… Voici maman, Justine.

Madame Lily se mit à rire, et comme Justine ne venait pas :

— Il paraît qu’on veut me faire une grosse niche ! murmura-t-elle.

La foule s’écoulait lentement. Le troupeau ne demandait qu’à se débander pour reprendre ses jeux. Médor, inflexible, maintenait la discipline, mais il y avait une chose singulière : Médor avait lâché son pain et ne faisait pas sa randonnée habituelle comme un bon chien de berger ; il restait derrière le groupe d’enfants, allant de l’un à l’autre, les dérangeant même pour voir l’intérieur de la phalange.

Il avait l’air de compter ; il était tout pâle, et, sous ses cheveux crépus, de larges gouttes de sueur perlaient.

— Allons ! ordonna madame Noblet, rompez les rangs pour qu’on voie Petite-Reine ! c’est assez se cacher, maman a peur.

La Gloriette écoutait d’avance le rire argentin de l’enfant qui allait crier « coucou » avant d’être découverte, puis courir et se précipiter dans ses bras.

Mais ce ne fut pas cela qu’elle entendit.

Une voix s’éleva derrière le troupeau, disant :

— Il manque quelqu’un !

Cette voix était sourde et rauque.

Elle parlait si bas, que madame Noblet n’avait point saisi le sens des mots prononcés.

Mais Lily frissonna de la tête aux pieds, et la teinte rose que la course avait amenée à ses joues tourna subitement au livide.