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L’AVALEUR DE SABRES

Il avait un joli nom : Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et Pylade ; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait de la générosité d’Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon nombre d’actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire madame Canada à l’autel.

Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur, modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans les bureaux déjà cités : la maison des Habits Noirs.

L’art d’avaler des sabres endurcit peut-être l’âme. Le jeune Saladin devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n’entourait point Échalot d’un respect pieux. Bien que ce dernier l’eût nourri au biberon, à une époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde, Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. Échalot convenait que cet adolescent avait plus d’esprit que de sensibilité, mais il ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s’appelait Fanchon (au théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien, elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent ; car le lecteur ne doit pas s’y tromper : Saladin avait l’intelligence de Voltaire, fortifiée par les trucs les plus avantageux en foire.

C’était vers la fin d’avril 1852, l’avant-dernier jour de la quinzaine de Pâques, époque consacrée par l’usage et les règlements à cette grande fête populaire : la foire au pain d’épice. Depuis bien des années, on n’avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d’artistes brevetés par les différentes cours de l’Europe. Outre les marchands de nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées, il y avait là le dentiste de l’empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très Gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, et le savant chimiste qui fabrique les cuirs à rasoirs de l’autocrate de toutes les Russies.

Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les cartes aux archiduchesses d’Autriche, la somnambule ordinaire des infantes d’Espagne, l’Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James, recolle les porcelaines de l’Escurial et vend, par privilège, le poil à gratter à toute la maison du roi de Prusse.

Quelques philosophes se sont demandé pourquoi ce burlesque et pompeux étalage de recommandations royales, en plein faubourg Saint-Antoine, qui ne passe pas pour être peuplé de courtisans. Il y a un dieu malin occupé du matin au soir à poser ces problèmes qui embarrassent les philosophes.

Tandis que le milieu de l’immense rond-point était encombré de boutiques où vous n’eussiez pas trouvé un seul paquet d’un sou qui ne fût timbré d’un ou deux écussons souverains, le pourtour, réservé aux théâtres et exhibitions ne se montrait pas moins jaloux d’étaler des protections augustes. Je suis certain qu’au plus épais du Moyen Age, les marchands forains rassemblés au camp du Drap-d’Or ne hurlaient pas avec tant d’emphase les noms de rois et d’empereurs.