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L’AVALEUR DE SABRES

— Il faut l’aimer, bien l’aimer, le pauvre père !

— Pas tant que toi, maman ?

— Si, autant que moi… passe tes manches.

Elle pensait, la pauvre Gloriette :

— S’il la voyait, mon Dieu !

Et c’était vrai, il eût suffi d’un regard jeté sur cette adorable enfant pour ramener le plus indifférent des pères.

Et Justin autrefois avait si bon cœur !

La robe fut agrafée : une étoffe bien simple, mais choisie avec un goût ! et qui vous avait une tournure sur le jupon bouffant ! Puis le petit manteau, évasé comme une cape espagnole, puis la toque d’où les cheveux ruisselants s’échappaient.

Un instant la Gloriette resta en extase. Elle n’avait jamais vu Petite-Reine si jolie.

Petite-Reine elle-même, bien qu’il n’y eût point de glace dans la chambrette, avait conscience de sa parure. Elle se tenait droite ; on devinait en elle une vague tentation d’être raide.

Mais les lilas de la laitière étaient encore épars sur le berceau. Après avoir hésité pendant la moitié d’une minute, Petite-Reine fut vaincue, et, prenant son élan franchement, elle se roula parmi les fleurs.

En ce moment, un bruit monta de la rue, un bruit plaintif de clochette.

— Mère Noblet ! s’écria Lily. Nous sommes donc en retard !

Il y avait eu une montre et même une pendule, mais c’était de l’histoire.

Lily s’élança vers la croisée, d’où elle vit, sur la place Mazas, une bonne femme coiffée d’un large chapeau de paille, couleur tabac, qui conduisait un troupeau de petits enfants, diversement habillés.

C’était madame Noblet, dite la Promeneuse et aussi la Bergère.

En marchant, elle agitait une clochette, comme celle qui pend au cou des moutons, et les mères sortaient des maisons, à ce signal connu, pour lui amener leurs enfants.

— Attendez-moi, mère Noblet, dit Lily par la fenêtre, nous descendons tout de suite.

La Bergère souleva son grand chapeau pour regarder en l’air et fit un signe de tête caressant.

— À votre aise, madame Lily, répondit-elle. Les petits vont s’amuser un peu dans les terrains.

Le troupeau se précipita aussitôt vers un chantier ouvert où s’amassaient des matériaux et où restaient quelques arbres poudreux qui attendaient la hache. On caquetait, on riait, on se disait : « Nous allons avoir Petite-Reine ! »

Et la Bergère suivait gravement, tricotant un bas de laine.

Saladin, derrière son voile bleu, attaché au béguin d’apparence monastique, lorgnait tout cela. Les choses se présentaient mieux encore qu’il n’eût osé l’espérer. La Bergère avait l’air d’une momie, sous son vaste abat-jour ; le troupeau était nombreux ; il ne s’agissait que d’un peu d’adresse.

— J’en ai avalé d’une autre longueur, des sabres ! se dit Saladin. Si on avait le placement de la marchandise, j’emporterais la moitié de ce petit monde-là dans ma poche.