Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
220
LES HABITS NOIRS

Se peut-il que deux choses soient si dissemblables ? Nous avons vu la brave Canada faire dans une marmite l’effrayante cuisine qu’elle appelait « son café ». Ici, le contenu d’un mince cornet de papier blanc fut versé dans un joujou de verre sous lequel l’esprit-de-vin s’alluma.

L’arôme se dégagea, pur et pénétrant, de cette mignonne cornue. La crème sucrée prit une nuance presque aussi fine que celle des lilas épars sur le berceau, et Petite-Reine déjeuna de grand appétit avec ce mélange dont Échalot n’aurait pas voulu, le sybarite.

Il y manquait l’oignon et l’arrière-goût de chou.

Notre pensée est revenue vers ce digne couple de la foire, à cause de Petite-Reine, si délicieusement gentille en grignotant son pain rôti. C’était en prenant leur café noir que madame Canada et Échalot avaient émis ce souhait de posséder une jolie fillette pour leur tournée de province.

Et, en vérité, imaginez-vous les recettes que pourrait faire un amour comme Petite-Reine, si elle savait danser sur la corde moitié si bien seulement que mademoiselle Freluche ?

Cent francs ! La direction du Théâtre Français et Hydraulique aurait donné cent francs pour réaliser ce rêve. C’est beaucoup d’argent. Proportions gardées, le Théâtre-Italien ne paye pas plus cher Adelina Patti.

Mais, Seigneur Dieu ! vous figurez-vous aussi Petite-Reine, le bijou qui toujours avait dormi dans son ouate parfumée, vous la figurez-vous s’éveillant au milieu de ce peuple ? La voyez-vous au fond de cette misère assombrie par le vice ? entre Cologne, le géant, et Atlas, le bossu ?

Il faut les battre, vous n’ignorez pas cela, les enfants à qui on enseigne la danse sur la corde.

Oh ! certes, de pareilles, pensées ne viennent point aux mères amoureuses. Ce serait folie que de nourrir des craintes si horribles.

Parfois, quand on aime passionnément, l’âme est prise tout à coup d’une terreur vague, et les yeux de la Gloriette se mouillaient bien souvent à regarder son trésor. Elle redoutait la misère, une maladie, peut-être, tout ce qui effraie les mères, mais cette honte extravagante, ce malheur invraisemblable, sa fille volée, sa fille battue, pâlie, changée par les larmes et dansant sur la corde comme la petite du pont d’Austerlitz, oh ! certes, certes, la Gloriette n’y avait songé jamais !

Il y a un tableau de sir Thomas Lawrence, peintre de Sa Très Gracieuse Majesté George III, qui représente l’honorable lady Hamilton de Hamilton place en train de tremper des mouillettes dans une tasse de chocolat.

L’honorable lady peut être âgée de trois ans. Sa petite figure fière, d’un blanc rose et transparent, s’inonde de plus de cheveux perlés, qu’il n’en faudrait pour coiffer l’illustre tête de Louis XIV. Elle est jolie cette poupée-duchesse, comme tout le talent de Lawrence dont le pinceau aurait peuplé un paradis d’anges anglais ; mais elle ne sourit pas ou plutôt elle sourit à l’anglaise.

Petite-Reine souriait comme à Paris ; à la voir, Thomas Lawrence eût brisé ses pinceaux, aujourd’hui surtout que ce gai soleil des derniers jours d’avril envoyait des reflets nacrés à ses joues.

Quand elle eut bien déjeuné, sa mère la mit à genoux, sa mère, dévote