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LES HABITS NOIRS

Le triangle venait du quartier des Invalides à Paris. Il avait quatorze ans. À sa figure coupante, sèche, sérieuse et moqueuse à la fois, on lui en eût donné vingt pour le moins, mais son corps était d’un enfant.

Le premier aspect ne lui était pas défavorable ; son visage, assez joli, mais vieillot et déjà usé, se couronnait d’une admirable chevelure noire, arrangée avec coquetterie ; au second regard, on éprouvait une sorte de malaise à voir mieux cette vieillesse enfantine qui semblait ne point avoir de sexe. Son costume, qui consistait en une veste de velours ouverte sur une chemise de laine rouge, avait l’air propre et presque élégant auprès des haillons de ses camarades.

La clarinette s’appelait Kœhln, dit Cologne ; le trombone avait nom Poquet, dit Atlas, à cause de sa bosse, et le triangle se nommait Saladin tout court, ou plutôt monsieur Saladin, car il occupait une position sociale. À l’âge où la plupart des adolescents sont une charge pour les familles, il joignait à son talent sur le triangle, l’art d’avaler des sabres, et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche difficile de « tourner le compliment ».

« Tourner le compliment » ou « adresser le boniment », c’est prononcer le discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule dans la baraque.

Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas, pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse.

Cette femme n’était autre que madame veuve Canada, non seulement directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée ; mais sa large face avait une expression si riante et si débonnaire, qu’on s’étonnait toujours de lui voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge.

Chez elle c’était plutôt habitude que dureté de cœur.

Le paillasse, homme d’une cinquantaine d’années, dont les jambes maigres supportaient un torse d’Hercule, avait une physionomie encore plus angélique que celle de madame Canada ; son sourire cordial et modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada mâle qu’une mort prématurée avait enlevé à la foire ; on l’appelait même volontiers monsieur Canada ; mais, de son vrai nom, c’était Échalot, ex-garçon pharmacien, ancien agent d’affaires, ancien modèle pour le thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits Noirs.

Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet d’Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée sur l’estime, l’amour et la commodité.

Le lancier polonais, père de Saladin, n’avait pas de bonnes mœurs. C’était un homme du même âge qu’Échalot, mais plus soigneux de sa personne ; ses cheveux plats, d’un jaune grisonnant, reluisaient de pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon brûlé.

Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames.

Il n’avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve Canada se plaignait des pièges qu’il tendait sans cesse à son honneur.