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L’AVALEUR DE SABRES

carabine et, lui plaçant la pointe de son arme au nœud de la gorge, il lui dit :

— Lâchez cela et prenez ceci, ou vous êtes mort !

Il lui tendait la garde de la seconde épée.

Le duc obéit enfin, faute de pouvoir faire autrement et, sans prendre posture, il lança un coup à bras raccourci dans le ventre de l’étranger qui para sur place et dit encore :

— Mettez-vous en garde.

Le duc se mit en garde et son dernier juron fut coupé en deux par un coup droit qui lui traversa la poitrine.

La porte se rouvrit en ce moment et la duchesse de Chaves entra. Elle s’était traînée à genoux tout le long du corridor. Justine qui reprenait ses sens parcourut la chambre d’un regard égaré.

Il y avait un homme mort : le duc de Chaves, et un autre homme qui se tenait debout immobile auprès de lui, serrant encore son épée sanglante dans sa main.

— Justin ! dit madame de Chaves en un grand cri.

Puis elle ajouta :

— Ma fille ! ton père ! ton père !

Elle aida Justine à se relever, et toutes deux revinrent à l’étranger qui souriait doucement, mais semblait avoir peine à se soutenir.

— Justin ! répéta la duchesse, Dieu t’a envoyé…

— Mon père ! c’est mon père qui m’a sauvée !

Justin souriait toujours et les contemplait en extase. Il chancela, puis s’affaissa dans leurs bras aussitôt qu’elles l’eurent touché.

Monsieur le duc était un tireur habile. Les deux balles de son revolver avaient porté.


Le lendemain, l’hôtel de Chaves était une maison déserte. À l’extérieur, au contraire, soit dans le faubourg Saint-Honoré, doit dans l’avenue Gabrielle, tous les badauds du quartier semblaient s’être donné rendez-vous.

Il y avait, Dieu merci, matière à chroniques et à bavardages. Le corps de monsieur le duc avait été retrouvé percé d’un coup d’épée au milieu de sa chambre à coucher. Le lit était défait, quoiqu’on n’y eût point couché, les meubles étaient dérangés, et un revolver tombé à terre avait tiré deux de ses coups.

Les Noirs et les autres domestiques interrogés avaient répondu que certains bruits s’étaient fait entendre dans la nuit, mais qu’à l’hôtel de Chaves, quand monsieur le duc rentrait ivre vers le matin, on était habitué à entendre toutes sortes de bruits.

Ce n’était pas tout, cependant. Le caissier et le sous-caissier de la Compagnie brésilienne s’étaient éveillés fort tard au milieu d’un véritable ravage. La caisse était forcée, et il y manquait une somme considérable.

Ce n’était pas tout encore. Dans le pavillon en retour sur le jardin, une pauvre jeune femme, madame la marquise de Rosenthal, attaquée sans doute par les malfaiteurs, avait passé la nuit garrottée et bâillonnée.

Enfin, sous les bosquets des Champs-Élysées, en face du jardin de l’hôtel, une large trace de sang restait, malgré la pluie, et indiquait un ou plusieurs meurtres. Mais, ici, on avait cherché en vain le corps du délit.