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LES HABITS NOIRS

se rua sur la jeune fille et, dans la lutte horrible qui suivit, tous deux franchirent la largeur du lit pour retomber de l’autre côté.

Là, Justine resta sans mouvement et la bête fauve victorieuse gronda :

Os raios m’escartejâo ! je suis le maître !

Mais à ce cri de barbare triomphe une voix froide et tranchante comme l’acier répondit :

— Relevez-vous, monsieur le duc, je ne voudrais pas vous tuer à terre.

Monsieur de Chaves crut d’abord avoir mal entendu. Il redressa la tête sans se retourner.

Mais la voix répéta d’un accent plus impérieux.

— Monsieur le duc, relevez-vous !

Il se retourna enfin et vit sur le seuil un homme qu’il ne connaissait pas. C’était un personnage de haute taille, maigre et vêtu de noir de la tête aux pieds. Il avait un grand visage pâle avec des yeux fiers mais mornes et voilés par une sorte de brume. Sa barbe était grise, ses cheveux étaient blancs.

Monsieur de Chaves s’était relevé tout étourdi, mais l’aspect de cet inconnu fouetta sa double ivresse et lui rendit une partie de son sang-froid.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec hauteur.

L’inconnu ouvrit sa large redingote et en retira deux épées, dont il jeta l’une sur le parquet aux pieds de monsieur le duc.

— Mon nom importe peu, dit-il. Voici bientôt quinze ans, vous m’avez pris ma femme au moyen d’une lâche tromperie. Dès ce temps-là vous auriez pu lui rendre son enfant qui est le mien. Vous l’avez épousée par un mensonge après vous être fait veuf par un assassinat : vous voyez que je sais votre histoire. Et maintenant, je vous surprends luttant contre cette même enfant, devenue jeune fille, non pas comme un homme, mais comme une bête féroce. Comme une bête féroce j’aurais pu vous abattre, moi surtout qui ai oublié bien longtemps d’où je sors. Mais en touchant une épée, je me suis souvenu de ma qualité de gentilhomme. Défendez-vous !

Le duc l’avait écouté sans l’interrompre. En l’écoutant, loin de relever l’épée, il s’était rapproché d’une console placée entre les deux fenêtres et dont la tablette supportait diverses armes.

Il y prit un revolver et l’arma.

— Je vais me défendre, dit-il, mais contre un visiteur de nuit qui refuse de dire son nom, je pense avoir le choix des armes.

Il visa. Un premier coup partit. L’étranger eut un tressaillement.

Monsieur le duc fit virer froidement son revolver, arma et visa de nouveau.

L’étranger avait fait un pas vers lui.

Monsieur le duc tira ; mais à peine le coup eut-il retenti que le revolver s’échappa de sa main fouettée par l’épée.

L’étranger avait encore tressailli.

Le duc voulut saisir une machette sur la console ; un second coup de plat d’épée lui fit lâcher prise.

Il bondit avec un cri de rage jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, où pendait une carabine de chasse. L’étranger ramassa l’épée qui était à terre ; il rejoignit le duc au moment où celui-ci armait vivement la