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L’AVALEUR DE SABRES

— Je vais être bien jalouse de lui, dit-elle, c’est certain. Heureusement qu’il était comme mon fils avant cela, je tâcherai de ne point vous séparer dans mon amour.

— Mais, s’interrompit-elle joyeusement, tu as donc été jalouse aussi, chérie ? jalouse de moi, ce jour où nous nous rencontrâmes sur la route de Maintenon ?

— Je vous avais vue si belle, ma mère !… commença la jeune fille.

— Tu me trouves donc belle ! interrompit encore la duchesse. Moi je ne saurais pas dire comment je te trouve. Tu ressembles…

Elle allait dire : « à ton père », mais n’acheva pas et un voile de pâleur descendit sur son visage.

— Écoute, fit-elle mystérieusement, tout à l’heure, dans cette lettre qui me parlait de toi, je croyais reconnaître son écriture. Mais, se reprit-elle, que vais-je dire là ? Je perds la tête tout à fait. Comment me comprendrais-tu, puisque tu avais un an à peine. Tiens, regarde, te voilà !

Elle s’était levée plus pétulante qu’une vierge de seize ans et avait été chercher dans son livre d’heures la photographie envoyée par Médor.

Elle l’apporta, disant avec le rire franc des heureuses :

— Regarde, regarde ! te reconnais-tu ?

Saphir était émue et toute sérieuse.

— Je ne reconnais que vous, ma mère, dit-elle en portant le portrait à ses lèvres. Mais il y a en moi un trouble étrange, une fatigue que je ne saurais définir : c’est comme si ma mémoire comprimée allait éclater. Il me semble que je me souviens… mais non ! J’ai beau faire, je ne me souviens pas. Aujourd’hui comme autrefois je suis ce nuage bercé entre vos bras bien-aimés.

Madame de Chaves l’attira doucement contre son cœur et, baissant la voix jusqu’au murmure, elle dit :

— Tu avais autrefois…

Elle s’arrêta, presque confuse, et Saphir rougit dans un délicieux sourire.

— Comment donc l’autre avait-elle fait ? pensa tout haut madame de Chaves qui ajouta :

« Tu sais bien de quoi je parle, le signe ?

— Ma cerise… dit tout bas Saphir, dont les cils de soie se baissèrent.

Elles riaient toutes deux avec un trouble où il y avait une ineffable pudeur.

— Je suis juge, dit madame de Chaves gaiement, et j’examine ton acte de naissance. C’est un interrogatoire, mademoiselle… de quel côté ?

— Ici, répliqua Saphir en posant le bout de son doigt rose entre son épaule droite et son sein.

Madame de Chaves effleura ce doigt d’un baiser, et dit si bas que Saphir eut peine à l’entendre :

— Je veux voir.

— Et je veux que tu voies, répondit la jeune fille, qui la tutoyait pour la première fois.

Ce furent encore des baisers.

Puis Saphir s’assit et la duchesse, agenouillée devant elle, commença d’une main qui tremblait à détacher les agrafes de la robe.

Elle n’acheva pas ce travail charmant, parce que Saphir lui saisit les deux mains en poussant un cri d’épouvante.