Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/286

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
475
L’AVALEUR DE SABRES

l’orgie habituelle et brutale, nous dirions que monsieur le duc, dans ces derniers temps, en avait atteint les plus bas degrés. Il avait déserté le cercle illustre où les gens à la mode ruinent leur bourse et leur vie. Le sauvage avait fini par dévorer en lui le gentilhomme, et Gioja avait raison quand il comparait sa vie aux barbares débauches des aventuriers de l’autre hémisphère.

Sans prétendre que Paris ne contienne pas quelques Parisiens de cette force, il est certain que nos Richelieu ont une autre tournure. Les petites maisons du dernier siècle, qui contenaient cinq cent mille écus de meubles et de tableaux sont généralement démolies, mais nos roués, plus économes, font du moins leurs farces en garni.

À Paris, le fait d’un homme qui souille son propre nid est regardé comme le symptôme de la dernière décadence.

Monsieur le duc n’était pas plus de Paris que les jaguars mexicains enfermés dans leurs cages au Jardin des Plantes.

Son appartement, très riche et orné à la créole, avait une couleur et des parfums énergiquement exotiques et rappelait le luxe grossier des aventuriers de l’Amérique espagnole.

Il y avait beaucoup d’armes, surtout des armes du Mexique. Monsieur le duc avait été là maintes fois jouer ces homériques parties où chacun abrite son or derrière un couteau dégainé. Vous eussiez reconnu chez monsieur le duc tous les engins dont le nom fait si bien dans les récits du Nouveau Monde : le bowie-knife, fabriqué dans les États de l’Union, ainsi que le rifle et le revolver-Colt, auprès du mince poignard portugais et de cet instrument hideux, la sanglante machette.

Au moment où Gioja et ses compagnons entraient chez monsieur le duc, la chambre à coucher était vide, mais derrière les draperies légères d’une galerie régnante qui rappelait l’éternelle véranda des habitations tropicales, on voyait deux nègres de stature athlétique, étendus sur des nattes et dormant.

Ils portaient la livrée de Chaves. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, ils se relevèrent sur le coude et leurs yeux blancs brillèrent au milieu de leurs faces d’ébène.

Les porteurs de Saphir la déposèrent sur le lit.

— Ici ! dit Gioja.

Les deux Noirs se levèrent aussitôt. C’étaient des animaux magnifiques qui s’appelaient Saturne et Jupiter, comme des planètes ou des dieux.

Gioja leur parlait comme à des chiens.

— Allez chercher Son Excellence, leur dit-il, et dites-lui ce que vous avez vu.

— Maître battra, gronda Saturne.

Gioja leva une grosse canne qu’il tenait à la main.

Les deux nègres courbèrent l’échine et se dirigèrent vers la porte.

— Si maître ne peut pas marcher, ajouta Gioja en contrefaisant leur langage, vous l’apporterez.

En France, il n’y a point d’esclaves : Jupiter et Saturne étaient des hommes libres.

Dès qu’ils furent partis, le vicomte Annibal prit la lampe qui était sur la table et s’approcha du lit pour éclairer le visage de Saphir.

Ils étaient là quatre coquins fort bien vêtus. Leur emploi nécessite une