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L’AVALEUR DE SABRES

— Par ce déluge, murmura-t-il, et à cette heure, les Champs-Élysées doivent être déserts…

Ils regagnèrent le pavillon du concierge et le maître dit en lui remettant la lettre :

— Madame la duchesse de Chaves doit recevoir ce pli à l’instant même. Si elle dort, il faut l’éveiller.

— Je vous ai dit…, commença le concierge.

— Vous m’avez dit, interrompit l’étranger, que madame la duchesse est malade. Moi, je vous réponds : il faut qu’elle ait ce pli sur l’heure, fût-elle malade à mourir, et je vous rends responsable du malheur que pourrait occasionner le plus léger retard.

Il sortit sur ces mots, laissant le concierge impressionné vivement.

En remontant dans le coupé de place, le paysan avait donné un ordre. Le coupé se mit en mouvement, tourna l’angle de l’Élysée, descendit l’avenue Marigny et entra dans l’avenue Gabrielle.

C’était le moment de l’éclaircie. Les nuages disjoints, poussés par le vent d’ouest, allaient en masses tumultueuses, mais la pluie avait cessé de tomber.

Le maître et le paysan descendirent de voiture après avoir dépassé la grille du jardin de Chaves. Le cocher fut payé et s’éloigna.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda le paysan qui semblait inquiet.

La main tremblante du maître pressa son front.

— Il y a si longtemps que je ne suis plus du monde ! murmura-t-il. C’est peut-être folie, mais il faut que je la voie. Quelque chose en moi me crie qu’un malheur menace… un grand malheur ! Ce n’est pas ma fièvre de toutes les nuits qui me tient, c’est un pressentiment, une obsession, un vertige. Je ne peux pas m’éloigner de cette maison. Derrière les murs de cette maison je vois comme une bataille qui se livre entre le salut et le désespoir.

Il s’approcha de la grille et en saisit les deux premiers barreaux.

— Dame, fit le paysan, c’est peut-être une idée. Ça ne me gênerait pas beaucoup de grimper par ici pour descendre de l’autre côté.

Il parlait bas et pourtant le maître lui imposa silence en serrant son bras fortement.

— Écoute ! fit-il.

Un bruit de pas venait du côté de la place de la Concorde.

Ils traversèrent tous deux l’avenue et se glissèrent sous les arbres du bosquet.

Deux hommes approchèrent. Le premier s’arrêta au pied du réverbère qui était en deçà de la petite porte du jardin de Chaves, à vingt pas tout au plus de l’abri où mademoiselle Guite tenait sa faction, tandis que l’autre allait au second réverbère, planté au-delà du jardin.

— Monte, Martin ! dit le second en embrassant la colonne qui soutenait la lanterne.

Ils grimpèrent aussitôt comme deux chats, avec une semblable agilité.

Il y eut un double bruit de verre cassé et les deux becs de gaz s’éteignirent.

Mademoiselle Guite, sous son toit de chaume, ne s’ennuyait plus ; elle pensait :