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L’AVALEUR DE SABRES

Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.

— Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d’un drame, cette nuit, à l’hôtel de Chaves ; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l’on n’entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n’est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l’ai vu aujourd’hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j’avais complètement changé d’avis au sujet de la jeune fille dont il s’occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d’après son caractère, il aura voulu gagner deux fois : d’abord le prix de l’enlèvement, ensuite sa part dans l’opération.

— Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n’a pas désobéi.

— Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l’antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime : je veux qu’il soit le coupable.

— Il parlera, s’écrièrent deux ou trois voix.

Saladin repartit lentement :

— Il ne parlera pas !

À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.

— Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose ?

Ils l’étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c’étaient des armes de toutes sortes : pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.

Jamais si mauvais soldats n’avaient porté à la fois plus d’engins de destruction.

Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d’eux mit en ordre son arsenal. C’était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.

Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n’y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l’établissement par respect pour eux.

— Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant ; nous dormirons demain la grasse matinée.

Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j’allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.

Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation :

— Je ne sais pas s’ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s’en vont comme des chiens qu’on fouette.

Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Élysées.

Certes, dans l’opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l’étendue de l’immense promenade.

Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.