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L’AVALEUR DE SABRES

Ils restèrent tous désormais silencieux et immobiles, à l’exception du fils de Louis XVII, nature heureuse, qui buvait de temps en temps un verre de punch.

On entendait la pluie et le vent faire rage au-dehors.

Ils attendirent ainsi longtemps. Minuit sonnait à la pendule quand le bruit sec et vif du talon de monsieur le marquis de Rosenthal attaqua le carreau du corridor.

Le vieux sanhédrin s’éveilla et toutes les têtes se dressèrent plus pâles.

— Messieurs, dit Saladin en entrant et d’un ton très leste, l’heure est avancée, mais je ne suis point en retard : on ne dort pas encore à l’hôtel de Chaves.

Il alla s’asseoir sur le divan, assez loin du cercle qui entourait la table.

— Je suis très las, dit-il, j’ai considérablement travaillé aujourd’hui. Les mesures à prendre étaient fort compliquées, je les ai prises, et désormais nous sommes absolument certains du succès.

— Bravo, Maître ! fit le prince tandis que les autres se taisaient.

Saladin continua comme s’il eût reçu l’accueil le plus sympathique.

— Les deux millions de la commandite vous regardent, messieurs ; vous êtes bien sûrs qu’ils sont en caisse ?

— Nous en sommes sûrs, répondit Jaffret.

— Moi, reprit Saladin, je puis vous annoncer officiellement que monsieur le duc lui-même a été toucher aujourd’hui les quinze cent mille francs envoyés du Brésil chez messieurs de Rothschild.

— C’est bien de l’argent, fit Comayrol à voix basse.

— Trouvez-vous qu’il y en ait trop ? demanda le marquis d’un ton sévère.

« Messieurs, s’interrompit-il, je n’ai jamais beaucoup compté sur vous, je veux que vous sachiez bien cela. J’avais besoin de votre organisation et de vos hommes qui sont de bons instruments ; je suis venu vous les demander. Mais quant à vous, votre âge et votre prudence (il appuya sur ce dernier mot) vous classent naturellement dans la réserve.

Jaffret et le docteur approuvèrent d’un signe de tête. Comayrol grommela :

— Nous n’avons pas encore perdu toutes nos dents !

— Moi, dit le Prince, si on avait voulu, j’aurais été au feu comme un jeune homme.

Saladin continua :

— Il est dans mes intentions de ne pas vous compromettre plus que moi-même ; mais comme je n’ai pas plus confiance en vous que vous n’avez confiance en moi, vous devez être compromis juste autant que moi-même.

— Nous voudrions savoir…, commença Jaffret.

— Ceci est hors de discussion, interrompit Saladin d’un ton péremptoire ; j’ai dit : je le veux. Maintenant, je désire vous mettre rapidement au fait de ce qui va avoir lieu. J’ai passé la plus grande partie de la journée à l’hôtel de Chaves, où je suis un peu comme chez moi ; le Dr Samuel a pu vous en dire la raison : je connais les êtres de l’hôtel aussi bien que si je l’avais habité dix ans. Je n’ai pas à vous apprendre que les bureaux et la caisse sont dans l’aile droite, au rez-de-chaussée,