Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
461
L’AVALEUR DE SABRES

Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu’il referma ensuite avec soin.

— J’ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n’y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c’est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis : des couteaux, des fausses clefs : la misère ! Nous n’avons plus vingt ans ; il nous ramène tout droit à la cour d’assises. Moi, ça ne me va plus.

— Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.

— J’ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l’ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise ; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare[1], et nous avions vingt ans de moins.

— Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.

Comayrol baissa la voix pour dire :

— Si on lui brûlait la politesse ?

— Ou la cervelle ? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela ?

Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.

— On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.

— Faites entrer ! s’écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.

Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.

Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l’autre bout du corridor, et salua de nouveau de l’air le plus agréable.

— C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer qu’il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi ! et que le diable en va prendre les armes. Il m’est agréable de revoir des chefs à qui j’ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l’égal par le lien de parenté qui m’unit à mon fils, lequel m’a chargé de vous communiquer que c’est décidément pour cette nuit la danse.

— Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.

— Vous, s’écria Similor avec admiration, vous n’avez pas vieilli d’une semelle : vous êtes aussi ratatiné qu’autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n’a plus si bonne mine… Je boirais un verre de punch avec plaisir.

Samuel lui tendit son verre plein.

Similor le lampa d’un trait et prit dans sa poche un pli qu’il ouvrit.

  1. Voir Les Habits Noirs, tome I, dans la même collection.