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L’AVALEUR DE SABRES

appartenant au monde, je me disais souvent, très souvent : J’ai bien fait de fuir. Tout est contre moi. Ce serait folie à lui de me chercher, et comment me retrouverait-il ? Nous sommes séparés à jamais.

« Et pourtant, je vous attendais tous les jours, s’interrompit-elle.

Elle souriait, appuyée qu’elle était des deux mains au bras d’Hector. Celui-ci contemplait en extase sa délicieuse beauté que l’ombre de la nuit faisait plus suave et presque divine.

Ils allaient lentement, serrés l’un contre l’autre. Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Hector, mais il les retenait, écoutant avec ivresse cette voix qui descendait jusqu’au fond de son cœur.

— N’est-ce pas que vous avez toujours pensé à moi un peu ? demanda-t-elle soudain avec une gaieté enfantine.

— Vous avez été le rêve de toute ma vie, répondit Hector.

— Si vous m’aviez oubliée tout à fait, murmura-t-elle, je l’aurais su, quelque chose me l’aurait dit. J’étais avec vous sans cesse, avec vous autrement que par la pensée… et tenez, j’ai été malade une fois, bien malade ; ces bonnes gens qui m’aiment tant et que je continuerais d’aimer, quand même je deviendrais une princesse, crurent que j’allais mourir. J’avais vu par la fenêtre de ma chambre une fois que nous étions en voyage…

Elle s’arrêta pour le regarder fixement et reprit :

— Il n’y a pas bien longtemps de cela, c’était en venant à Paris, et depuis lors je ne me suis jamais bien guérie.

— Mais qu’aviez-vous donc vu ? demanda le jeune comte.

— Vous le saurez, et il faudra me répondre franchement.

Elle sentit sa main pressée contre le cœur d’Hector.

— Franchement, répéta-t-elle avec gravité ; quand on me trompe, moi je devine, et j’aime trop pour ne pas être jalouse.

Hector cessa de marcher.

— Je suis encore bien jeune, dit-il, mais voilà deux ans déjà que je passe dans le monde, et les plaisirs de Paris ne me sont pas inconnus. Je n’ai jamais aimé que vous, et je n’aimerai jamais que vous. Je vous en prie, dites-moi ce qui causa votre chagrin.

— Pas maintenant, répliqua Saphir qui semblait toute rêveuse.

Puis avec pétulance :

— J’ai fait ma première communion, dit-elle, on m’a donné un nom de sainte. Je songe à cela parce que je vois bien que vous hésitez à m’appeler Saphir.

— C’est vrai, balbutia Hector ; mais n’en soyez pas offensée. Si vous saviez comme votre malheur ajoute à ma tendresse et grandit mon respect pour vous !

Quand il se tut, Saphir l’écouta encore.

— Chaque fois que je rêvais de vous, pensa-t-elle tout haut, vous me parliez ainsi. Pour ma première communion, ils me donnèrent le nom de la Vierge Marie : voulez-vous m’appeler Marie ?

Les lèvres d’Hector s’appuyèrent sur sa main.

— Marie ! murmura-t-il, mon adorée Marie !

— Vous faites bien de me plaindre, reprit-elle, et pourtant ces bonnes gens ne m’ont pas rendue malheureuse, allez ; je suis reine dans cette