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LES HABITS NOIRS

— Est-ce vous ? demanda la jeune fille d’une voix contenue, mais qui ne tremblait pas.

— C’est moi, répondit Hector.

— Avez-vous bien vu s’il ne venait personne ?

Le regard d’Hector interrogea tout ce qui l’entourait. Pendant qu’il avait le dos tourné, Saphir toucha le sol auprès de lui. Plus leste qu’un oiseau, elle avait sauté par la fenêtre.

— Venez, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.

Elle se faufila entre les baraques et les voitures jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un autre passage. Hector la suivait.

Mais une des ombres s’était détachée de la maison Canada et suivait à son tour Hector.

Sans s’arrêter, Saphir gagna le bosquet latéral qui est à gauche de l’esplanade, en descendant des Invalides. Elle le traversa dans toute sa longueur jusqu’au quai.

Les promeneurs étaient rares. La nuit très noire sentait l’orage et le ciel menaçait.

Saphir avait son costume sombre de ce matin ; c’est à peine si on l’apercevait entre les arbres.

Arrivée à l’extrémité du bosquet, elle prit à gauche pour gagner l’allée tournante qui va de l’esplanade au Champ-de-Mars, en suivant le quai Billy.

Ce fut aux premiers arbres de cette allée qu’elle s’arrêta seulement. Elle jeta un long regard derrière elle et elle ne vit qu’Hector.

— Ordinairement, lui dit-elle, je suis brave, mais aujourd’hui je ne sais pourquoi j’ai peur.

— Même avec moi ? demanda Hector.

— Surtout avec vous, répondit Saphir, et surtout pour vous. Oh ! comprenez-moi bien, s’interrompit-elle, j’ai confiance en votre courage, en votre force, je vous ai choisi entre tous pour vous admirer et pour vous aimer… Mais si je vous perdais…

— Chère, chère enfant ! murmura Hector attendri.

— Je ne suis pas une enfant, dit-elle, j’ai essayé de vous fuir. Au lieu de venir au rendez-vous que je vous avais donné là-bas, j’allai loin, bien loin, mais votre souvenir me suivait ; je vous cherchais, je relisais vos lettres. Et quand je voyais dans les livres, car je ne sais rien que par les livres, la distance qui nous sépare tous deux, moi, pauvre fille d’une caste méprisée… et ridiculisée, ce qui est plus cruel ! — et vous si fier, si beau, noble, riche…

— Oui, dit Hector, je suis riche, et que Dieu en soit loué, puisque ma fortune est à vous !

— Je pensais, poursuivit Saphir comme si elle n’eût point pris garde à l’interruption, que vos paroles étaient celles de tous les jeunes gens, que vos lettres… Ah ! c’est vous qui étiez un enfant quand vous écrivîtes ces lettres !

Hector voulut protester. Saphir poursuivit :

— Les livres n’apprennent pas tout, les livres frivoles que j’ai lus, mais ils enseignent du moins le gros de la vie. Non, non, moi, je ne suis plus une enfant ; j’ai plus médité peut-être que les jeunes filles de mon âge