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LES HABITS NOIRS

— M’avez-vous compris un petit peu, papa Justin ?

Celui-ci fit un signe de tête affirmatif.

— C’est cet homme-là, prononça lentement Médor, qui est le mari de la Gloriette.

— Oui, répéta Justin, c’est cet homme-là qui est son mari.

Puis il reprit :

— Qu’est devenue l’autre duchesse ?

— Pour ça, je n’en sais rien, repartit Médor, mais je m’en doute.

— Tu penses qu’elle est morte ?

— Dame ! puisque le duc est remarié.

Les deux mains de Justin se relevèrent pour faire un voile à ses yeux.

— Ce n’est pas tout, dit Médor.

— Ah ! fit Justin dont la voix vibrait sourdement, ce n’est pas encore tout !

— Cet homme-là n’a pas changé, papa, quoique ses cheveux soient gris maintenant, car voici la vraie menace, le grand danger qui m’a fait vous dire : « J’ai peur. » En face de ma cachette, il y a sur l’esplanade des Invalides un grand théâtre, et dans le théâtre une fille qui est sans mentir plus belle que les anges. Il vient des grands seigneurs pour la voir, mais ils perdent leur peine, je le garantis bien, car elle est aussi sage que jolie. Mais la Gloriette aussi était sage. Avant-hier soir, j’ai reconnu notre homme, notre duc. Sa figure est là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais. J’ai reconnu notre duc qui entrait au théâtre avec un de ses compagnons. Quand des gens pareils viennent en foire, on sait ce que ça veut dire.

« J’avais l’idée d’entrer derrière eux, car mon voisin ne me refuserait pas la porte de son théâtre, mais c’est juste à ce moment-là que la Gloriette a passé devant moi, et il m’a bien fallu la suivre pour savoir où elle demeure.

— Pourquoi ne lui as-tu pas parlé ? demanda Justin.

— Ça me fait plaisir de voir comme vous écoutez bien, papa, repartit le bon Médor. Je ne lui ai pas parlé parce qu’elle était avec un beau jeune homme et qu’ils avaient leurs chevaux rue Saint-Dominique. Je n’ai pu les suivre que de loin.

Justin songeait.

— Mais quand je suis revenu de ma course, continua Médor, on sortait du théâtre ; j’ai revu monsieur le duc et son compagnon ; ils causaient tous deux et j’ai compris ceci en les écoutant : Monsieur le duc mettrait le feu aux quatre coins de Paris, comme disait M. Picard, non pas pour la Gloriette, mais pour mademoiselle Saphir !

À ce nom, Justin se mit sur ses jambes d’un seul temps, et secoua sa grande chevelure blanche comme une crinière de lion.

Ce n’était plus le même homme. Ses yeux vivaient, sa taille avait toute sa hauteur.

Pendant que Médor le regardait avec étonnement, il essaya, mais en vain, de répéter ce nom : Mademoiselle Saphir.

Ce nom restait obstinément dans sa gorge.

Il remit ses mains lourdes sur les épaules de Médor, et parvint à prononcer d’une voix étranglée :

— Elle !… elle !… c’est elle ! c’est ma fille !