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L’AVALEUR DE SABRES

Vous jugez, papa, continua Médor, si j’étais tout oreilles. Je suais sang et eau à faire semblant d’être calme.

« Monsieur Picard était en colère et trouvait que je ne m’intéressais pas assez à son histoire. Vieille éponge, va ! je la dévorais, son histoire !

« Et plus il allait, plus ça chauffait. Le cocher avait conduit la vieille au béguin sur la grande route, entre Charenton et Maisons-Alfort ; c’était justement ça qui lui avait donné des soupçons, parce qu’elle avait dit halte à un endroit où il n’y avait pas de bâtisses.

« — Qu’est-ce que je fis ? continua monsieur Picard. Ah ! ils ne me remplaceront pas à l’administration ! Je me rendis sur les lieux avec deux leveurs de première qualité et le cocher. Le cocher nous arrêta à la place même où la vieille était descendue avec le petit enfant — un petit garçon, qu’elle disait, mais ces frimes-là sont connues. On visita les environs ; pas une maison ! et le sentier qu’elle avait pris en quittant la voiture ne menait nulle part, sinon à un champ de betteraves. Bien sûr qu’elle n’avait pas volé l’enfant pour l’enterrer dans les betteraves. Il y avait au coin d’un champ un grand tas de fumier. — Fouille ! que je dis à mes leveurs. Au bout de dix minutes, nous avions le béguin, le voile bleu, un petit toquet à plumes, une petite crinoline et des bottines qui étaient des joujoux…

— Cette fois, s’interrompit encore Médor, n’y aurait pas eu moyen de cacher mon émotion. Je m’écriai franchement :

« — Ah ! dame ! ah ! dame ! monsieur Picard, voilà un joli rapport ! et monsieur le duc dut être fièrement content de vous !

« Monsieur Picard but une tournée, puis se rengorgea et me répondit :

« — Par ainsi, mon gros, il fut si content qu’il m’a fait ma fortune.

« — Mais alors, demandai-je, pourquoi la petiote ne fut-elle pas retrouvée ?

« — Voilà ! répondit monsieur Picard en clignant de l’œil ; tu n’es pas fort, bonhomme !

« Je pris mon air le plus innocent.

« — Tu n’es pas fort, répéta-t-il ; il faudra te mettre les points sur les « i », je vois bien cela. Monsieur le duc me fit ma fortune pour que je supprime le rapport, dont il était si fièrement content.

« Je ne pus retenir un cri.

« Monsieur Picard me regarda d’un air inquiet.

« — Ah ! ah ! fis-je aussitôt en me tenant les côtes, je comprends ! Elle est bonne, tout de même ! Monsieur le duc ne voulait plus qu’on trouve l’enfant.

« — Juste ! il ne voulait que la mère. Et il me fit faire un autre rapport avant de donner ma démission, le rapport d’une troupe de saltimbanques qui s’était embarquée au Havre pour l’Amérique emmenant une petite fille jolie, jolie…

« — De l’âge de Petite-Reine ! m’écriai-je.

« — Juste. Tu y es !

« — Et le duc vint raconter la chose à la Gloriette ?

« — Et la Gloriette, acheva monsieur Picard, suivit le duc comme un pauvre agneau.

Médor s’arrêta. Il regarda le chiffonnier toujours immobile et demanda en homme qui n’est pas bien sûr de son fait :