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L’AVALEUR DE SABRES

— Elle est toujours belle, elle est toujours jeune ; elle a un hôtel qui est un palais.

Les mains de Justin glissèrent, découvrant son visage livide. Il regarda Médor en face.

— Ah ! fit-il, elle est belle, jeune, riche… et moi… moi ! Si je la revoyais elle me verrait, cela ne se peut pas… j’aime mieux mourir avant.

Il se laissa choir la face contre terre.

Médor le considéra un instant d’un air découragé.

— C’est sûr qu’il s’est laissé glisser bien bas, pensa-t-il. Jamais ça ne redeviendra l’homme d’autrefois ; mais si on pouvait retrouver seulement un petit coin de lui-même !

Il se remit à genoux auprès du chiffonnier et fit mine de le relever encore une fois, mais ses mains s’arrêtèrent avant de le toucher et il se dit :

— Ça n’en finirait plus. Vaut mieux s’asseoir sur le même canapé et se mettre à son niveau pour le remonter à la douce.

Médor ne craignait pas beaucoup la poussière. Il se coucha à son tour sur le carreau poudreux, de façon à placer sa tête tout contre celle de Justin, dont le front touchait la terre et disparaissait dans ses grands cheveux blancs.

Ils étaient posés ainsi comme deux voyageurs fatigués qui font halte, étendus tout de leur long sur la marge de la route.

— Je savais bien que ça vous ferait de l’effet, papa, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions persuasives ; moi, je suis comme vous, les jambes me flageolent parce que je sens bien qu’il va falloir donner un terrible coup de collier… et je ne sais pas si j’aurai la force.

Justin restait insensible et sourd. Médor approcha sa bouche tout auprès de son oreille et dit tout bas en détachant chacune de ses paroles :

— Si je suis seul, que voulez-vous que je fasse pour elle ?

Justin eut un tressaillement faible qui parcourut tout son corps.

— Vous étiez un vaillant luron, un temps qui fut, reprit Médor. Si je n’avais qu’à marcher derrière vous, on pourrait encore venir à son aide.

Justin ramena son bras sous son front, et, ainsi soutenu, il répéta avec une fatigue profonde :

— À son aide ?

Il ajouta presque aussitôt après :

— Elle est donc en danger ?

— Voilà que ça va mieux, papa Justin ! s’écria Médor. Je ne vous ai pas tout dit, ou plutôt je ne vous ai encore rien dit. Quand je vous aurai parlé de son mari…

— Son mari ! répéta encore Justin.

Sa tête se retourna lentement et ses yeux mornes se fixèrent sur ceux de son compagnon.

— J’écoute, dit-il.

— Vous faites bien, papa. La pauvre femme a peut-être grand besoin de nous.

Justin le regarda toujours.

— Je ne sais pas si j’ai bien compris, balbutia-t-il ; j’ai compris que Lily était mariée.

— Oui, fit Médor, mariée à un homme qui est un scélérat et qui me fait peur.